2. Introduction
Ruptures. Ruptures ? Il y en a de toutes sortes. Des
temporelles, des géographiques, des stylistiques, des
artistiques. Et le voyage. Le voyage en soi est une coupure,
avec notre culture, notre entourage. Deux jours, six semaines,
un an, toute une vie ! Autant de temps qui nous donne
l’occasion de nous réinventer quotidiennement au gré des
rencontres et des aléas du périple. Et bien que chacun puisse
un jour enjamber le pas de sa maison en direction de nulle
part, tout le monde ne peut pas prétendre avoir fait le voyage
avec un grand V. D’ailleurs moi-même, je me demande
encore si je l’ai fait. Certains iront à l’autre bout du globe
photographier le Machu Picchu dans une expédition hors de
prix et reviendront persuadés d’avoir fait le voyage de leur
vie. Ils auront à proprement parler « voyagé », mais ce genre
d’expédition n’a rien en commun avec ma définition du
voyage. Ni le temps, ni la distance ne reflètent selon moi la
valeur que l’on peut y accorder. Seules les réflexions et
remises en questions comptent pour ce qui est de définir le
voyage.
étaient tous prêts à avancer vers l’autre, vers l’inconnu.
Certains y foncent tête baissée, d’autres hésitent longtemps
avant de s’y jeter. Mais au final, le résultat est le même : le
voyage consiste à vivre plus intensément ; Les joies se
changent en euphories, les peines en désespoir. Mais voyager,
c’est aussi prendre des risques. Le risque de voir nos rêves
nous décevoir, d’abandonner malgré nous cette image
utopiste d’un périple que nous nous promettions mollement
de réaliser un jour venu.
Ce livre que tu tiens dans tes mains, lecteur, relate un voyage
justement : le mien. Au cours des pages, je me suis efforcé de
décrire non pas le périple, mais la manière dont je l’ai vécu.
Ainsi, tu trouveras différents types de textes allant de la
narration fictive à la description, en passant par des réflexions
personnelles. Çà et là, des photos apparaissent en relation
avec les textes, souvent une page plus loin. De la même
manière que je m’étais imaginé ce que serait le voyage, je te
laisse confronter ton imaginaire à mes photos afin de te faire
ressentir cette désillusion, cette rupture avec tes idées.
À présent il ne tient plus qu’à toi de t’y lancer.
Mais au fond, pourquoi le voyage ? Une échappatoire à un
quotidien monotone ? Un besoin de se prouver quelque chose,
de tester ses limites ? Ou juste l’envie de rencontrer d’autres
cultures, de nouer de nouvelles amitiés? Tout cela à la fois en
ce qui me concerne. On peut sans autre se demander pourquoi
certaines personnes franchissent le pas tandis que d’autres se
plaisent sans idée de grande vadrouille. Je me suis peu à peu
rendu compte que les voyageurs avaient en commun qu’ils
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3. À la recherche
Ainsi me voilà lancé : à la recherche. À la recherche de quoi
me direz-vous ? Je vais essayer d’y répondre à travers cette
lettre.
Pour être honnête, je n’ai tout d’abord aucune envie
d’entreprendre ce TM : trop décalé, trop fou, trop beau peutêtre. Néanmoins la recherche d’une certaine liberté s’exprime
dores et déjà à travers le choix d’un TM d’écriture et de
musique… qui se révèle rapidement ne pas exister. Attristé de
cette nouvelle, je cherche çà et là quelque motivation dans un
domaine scientifique qui représentera sans doute la suite de
mes études. En vain. Je me rends vite compte d’une
évidence : cette opportunité de voyager peut être une
expérience mémorable sur le plan humain, pas question de
rester cloué au bureau à
cogiter si oui ou non
l’hydroxidogènulphosphate de potassium concentré est acide
ou basique. Non, il me faut une quête, un challenge, un défi
artistique. Plongé dans cette réflexion, je tourne en rond.
Jusqu’à ce qu’Emma, une amie de longue date, vienne un
matin vers moi prononcer les mots de voyage et écriture. Dès
lors, tout est clair, je vais vivre mon périple, mon voyage,
mon Into the Wild, découvrant tout à la fois paysages à
couper le souffle et compagnons de route en passant par les
inévitables nids de poules qui donnent à la vie ce goût aigredoux si propre à l’aventure. Pour des raisons pratiques, je dois
me séparer d’Emma, nos intérêts divergeant quant à l’objectif
même du projet. Néanmoins, l’aventure continue en solo dans
ma tête nourrissant rêves, espoirs, craintes et doutes.
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Je veux partir sur de bonnes bases, des valeurs sûres en
quelque sorte. En l’occurrence, ces valeurs se révèlent assez
naturellement être mes passions telles que la marche,
l’écriture et la photographie. Ainsi, le travail se présenterait
sous la forme d’un recueil de narrations, descriptions et
réflexions, le tout agrémenté d’un suivi photographique pour
accompagner le lecteur.
En bref, le but consisterait à lui faire vivre non pas le voyage
proprement dit, mais la manière dont je l’aurais vécu… pour
le meilleur, et pour le pire.
En ce qui concerne le trajet, je compte voir du paysage,
l’explication se trouvant quelques lignes plus bas. Pour
commencer, je relierai Genève à Toulouse, puis St-Girons,
d’où je m’enfoncerai dans la chaine des Pyrénées quatre jours
durant pour rejoindre Barcelone en petit train. Après cela,
Lisbonne sera ma destination. Là encore j’irai me perdre
quelques jours dans la nature avant de rejoindre Paris puis
Copenhague. Ensuite viendra le tour d’Oslo, autrement dit
l’apogée du voyage : cinq jours loin de tout, près de moi.
Finalement, d’Oslo je relierai Rome en passant par Munich.
Là, Clémentine, ma petite amie, se joindra à moi pour quatre
jours afin de faire le point et de me reposer un peu.
L’itinéraire est mouvementé, ce qui n’est pas sans raison. Ne
voulant pas m’attacher à une culture propre, je désirais plutôt
à travers cette expérience tester non seulement mon contact
avec l’autre, mais également les limites de mon indépendance
face à un quotidien étouffant. Un quotidien auquel il est
difficile d’échapper si ce n’est à travers les promesses
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4. brumeuses d’un voyage lointain. À cela s’ajoute le fait que
j’effectuerai une alternance entre la ville et la nature, dans le
but d’apprendre à mieux connaître mon rapport aux autres…
ainsi qu’à moi-même.
Après de nombreux calculs concernant le budget, je suis
parvenu à un total de 1850 francs nourriture, transports et
logements compris. (Bien que bon nombre de mes nuitées se
dérouleront au-dessus des rails...) De ce fait, je compte
rassembler la totalité de la somme d’ici au 14 juillet en
effectuant des petits boulots, en sollicitant des parrainages et
en investissant mes économies.
Tout cela est bien beau, mais des craintes subsistent dans mon
esprit. La peur du nouveau, de l’autre. Parmi ces craintes
prédominent celles de la maladie et de l’accident physique.
En effet une simple grippe ou entorse et le voyage tournerait
court… Ou encore surgit la peur de ne pas trouver
l’inspiration, de m’écarter du sujet à travers mes textes. La
liberté est un choix bien ambivalent, d’un coté l’absence de
chaînes, de l’autre le vide total. Comment ordonner
mentalement des textes que je n’ai pas encore écrits ?
Néanmoins, la confiance règne.
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5. Deux taches
Une tache noire. Deux taches noires. Un petit œil luisant sur
chacune d'elle. Un clignement. Oui, Spiro est un panda on ne
peut plus banal. Enfin, d'apparence en tout cas.
Notre astre se relève une fois de plus sur la mer d'arbre
grisâtre, colorant le ciel de pâles lueurs pamplemousses. Au
loin, les collines de bambous semblent prendre vie, se
transformant en de monstrueux cétacés au fur et à mesure que
le soleil pointe. Les perles de rosée brillent discrètement,
profitant une seule et unique fois de leur beauté éphémère que
le monde somnolant ne cernera sans doute jamais. Personne
ne pourra apprécier les filets de lumière qu'elles projettent en
direction de l'ouest, là où les cieux se débarrassent petit à petit
de leurs habits de ténèbres. Personne ne prendra plaisir à en
observer les éclaboussures de bronze lorsque l'une des larmes
de la nuit se plongera lentement dans l'étang entre deux
roseaux. Finalement, personne ne cernera la particularité que
chacune d'entre elles développera suivant sa taille, son
exposition à la lumière ou son emplacement. En effet, les
grosses gouttes posées sur les feuilles de thuya prennent de
fières allures dorées, saluant la nuit déclinante, tandis que
plus bas, entre deux pousses de bambous, une infime
gouttelette cachée dans l'obscurité brille timidement d'un éclat
rosé, projetant autour d'elle tout autant de lueurs qui
disparaîtront quelques minutes plus tard. Et tout cela,
personne ne le verrait.
C'est du moins ce que pense Spiro, assis en boule sur une
pierre, la tête entre trois roseaux de l'étang, tandis qu'il fixe en
louchant grossièrement l'une de ces perle de mère nature.
Le reste du groupe ne tardera pas à se lever.
Le rythme quotidien de la tribu peut aisément se résumer en
trois activités: dormir, mâcher du bambou et... Rectification:
le rythme quotidien de la tribu se résume en deux activités.
Toutefois, Spiro ne s'épanouit pas dans ce train-train de
mastication. Au contraire, lui ne rêve que de paysages
lointains, lieux idylliques perdus dans le vague de ses
pensées qu'il aime à laisser traîner au gré des vents de son
esprit tourmenté. Des cimes si hautes qu'elles défient les
dieux, des forêts si denses que même le moucheron peine à se
frayer un passage, des abysses si profondes qu'aucun être
vivant n'ose si aventurer ou encore des plaines si longues
qu'on y parle deux langues différentes d'un bout à l'autre. Tels
sont les fantasmes de notre panda quelque peu différent de ses
congénères. D'aucun se demanderait pour quelle raison il ne
prend pas la route sur le champ ? Son père, très ancré dans les
traditions familiales, ne peut entendre mot des projets de son
fils, au risque d’entrer dans une colère folle et il en faut pour
énerver un panda, foi de narrateur.
C'est pourquoi le jeune bipède se réfugie régulièrement à
l'étang de la vallée, là où il s’entend si bien avec la nature, là
où ses rêves prennent les formes les plus folles, là où il arrive
tout simplement à atteindre un semblant de bonheur.
Non, personne.
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6. Ainsi, Spiro a pris l’habitude de se taire, calquant son attitude
au comportement type du panda normal, banal, invisible.
Néanmoins cela ne l'empêche pas de se lancer dans ses
rêveries dès qu’il en a le temps.
Plusieurs années passent. Peut-être deux, peut-être trois, peutêtre plus. Le fait est que Spiro a grandi pareillement à ses
rêves qui occupent désormais chacune de ses pensées, chacun
de ses espoirs, C'est pourquoi il décide un soir pluvieux de
s'en aller sur un coup de tête. Et il n'en sera pas déçu.
Au fil des saisons, Spiro aura exploré les sommets aux neiges
éternelles tant espérés, vu de ses yeux les terribles forêts si
denses, sondé les abysses sans fin des océans glacés, franchi
les plaines démesurées tous les continents. Tantôt mineur,
tantôt marin, il aura vécu ce que nul autre panda n’aura pu
vivre. Puis, un matin comme les autres, Spiro se réveille et est
tout surpris de découvrir un poil blanc au bout de son noir
museau. Il comprend alors qu’il est temps pour lui de laisser
là ce mode de vie, et de retrouver, ne fût-ce qu’un instant, sa
terre natale qui lui manque tant.
arrachant de chaudes larmes. Une simple chose.
La présence de son père manque.
Quatre jours ont passé depuis le retour de Spiro. Dire qu’il
désire rester chez lui serait un doux euphémisme, dès lors
qu’il ne quitte plus ses proches d’une patte. Il a pour ainsi dire
décidé de s’installer, définitivement. C’est donc de cette
manière que notre ami réintègre la tribu, adoptant leur mode
de vie, qui ne le dérange plus à présent.
Toutefois, il ne manque pas de rappeler aux jeunes que non
loin d’ici se tient un étang formidable plein de promesses…
Après un voyage de quelques mois, le panda est tout étonné
de se retrouver devant la hutte avec sa famille, ému. Rien n’a
changé ici, la hutte, de même taille et de même couleur, n’a
pas bougé. Quant à sa mère, il est difficile de lui trouver
quelque ride en plus, elle paraît toujours si jeune. Ses frères et
sœurs quant à eux sont toujours occupés à trouver le bambou
le plus tendre possible. Alors qu’il réalise tout cela, un
terrible sentiment de nostalgie envahit son cœur , lui
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7. Poussière de feu
Minuit sonne
Une lueur ivoire perce la pénombre, découpe les cendres
flottantes. Seule source de lumière dans cet univers calciné, la
boucle d’oreille en rosace n’est désormais plus que relique
d’une époque passée, souvenir d’une étreinte chaleureuse, La
pièce a perdu sa personnalité, tout n’est que cendre et
plénitude. Çà et là, on devine la présence de quelque meuble
ou habit préservé sous sa couverture de neige grisâtre. Les
ultimes braises se sont éteintes depuis longtemps, emportant
avec elles le témoignage d’une violence éclaire et le silence
victorieux apaise la scène. Non loin du bijou reluisant
subsiste un léger mouvement, les cendres posées se soulèvent
au rythme du cœur qui bat dans cette pièce. Ses pulsations
ralentissent doucement. Finalement, une larme perle sur la
joue de l’amant, désormais abandonné par le destin, la vie, le
temps. La larme tombe violemment, soulevant au passage une
infime partie de cet univers qui est désormais et restera à
jamais, poussière de feu.
Minuit sonne, sous la pluie, à Lisbonne à Paris, à Genève ou à
Venise, c’est un rêve, il faut qu’j’le dise
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Et je marche, et je sors, sous les arches, je m’endors, le
souvenir, d’un foyer, le sourire, d’une fille d’été.
La chaleur, n’était plus là, et la peur, s’installa, balayant, tout
espoir, me laissant, dans le noir.
La solitude, et le silence, une habitude, une contredanse, avec
la mort, et on l’accueille, mais c’est à tort, mais c’est un deuil.
Une nouvelle fois, la société, a délaissé, un homme sans toit.
Laissant derrière, un p’tit bout d’chien, qui jusqu’hier, se
sentait bien.
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8. M. Stern
La gare de Courville était incontestablement une belle gare.
Construite au cours du XIXe siècle, elle avait subi quelques
rénovations suite à la guerre. Ses hautes colonnes de style
gothique, uniques en leur genre, s’élevaient fièrement le long
du vieux quai rougeâtre d’où l’on apercevait au loin les rails
embrassant l’horizon. Ainsi, dès lors qu’un train arrivait en
gare, un imperceptible nuage de poussière ocre s’élevait et
grossissait au fur et à mesure que la machine s’approchait,
indiquant aux voyageurs que leur tour viendrait sous peu. À
l’arrivée de la locomotive, les quais se mettaient à trembler,
faisant branler leurs pavés poussiéreux lissés par le temps, et
la semelle de l’humanité. Une charpente en acier couvrait le
tout, soutenue par les dits piliers dont chaque boulon racontait
à lui-seul une histoire. L’ensemble prenait l’allure d’un millepattes monstrueux qui avalait et recrachait les trains à
intervalles réguliers ; on aurait juré que la gare vivait.
Douze heures, trois minutes et trente-quatre secondes. cela
faisait précisément dix-sept minutes que la dernière navette
était passée pensait David Stern alors qu’il scrutait sa montre
en or debout sur le quai. Monsieur Stern était un homme
respectable et respecté. Banquier de profession, d’allure fine
et élancée, cet individu arrivé du jour au lendemain dans la
région, avait su, au fil des années, gagner la confiance des
habitants locaux par un travail acharné et une dévotion totale.
Son apparence pourtant ne l’avait en rien aidé à s’intégrer ; il
n’était pas laid, loin de là, mais son nez allongé, ses membres
fins et ses dents pointues le faisait toutefois ressortir de la
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masse. Tout le monde avait de la sympathie pour lui, ici, à
Courville, y compris le vieux Jacques qui pourtant
n’appréciait pas grand monde dans le coin. Le vieillard en
question se tenait justement sur le quai faisant face à
Monsieur Stern. D’un rapide clin d’œil, il salua le banquier
qui s’empressa tout naturellement de lui rendre le bonjour
d’un mouvement de chapeau maladroit. Un coup de vent
aidant, le pardessus alla valser quelques mètres plus loin,
faisant passer le visage de notre ami du blanc laiteux à
l’écarlate. Levant timidement la tête après avoir dépoussiéré
l’objet, Monsieur Stern s’aperçut que les quelques personnes
qui remplissaient la gare lui adressaient des sourires amicaux
lorsqu’elles ne venaient pas tout bonnement l’aider à se
remettre du petit incident.
Oui, Monsieur Stern faisait décidemment partie des personnes
les plus populaires de la région.
Ce jour-là, un dimanche, n’était pas un jour banal pour M.
Stern, David de son prénom. En effet, celui-ci travaillait
d’arrache-pied du matin au soir et avait pour habitude de ne
se donner qu’un seul et unique jour de vacances. Et ce jour
venait d’arriver. Cette année, David avait choisi une escapade
à la campagne, s’étant au préalable renseigné auprès de son
ami de toujours, Charles Limousin qui lui avait chaudement
recommandé la « troisième compagnie », ligne de chemin de
fer initialement allemande qui proposait de splendides
voyages en train reliant les quelques hameaux environnants.
Bien qu’il se montrait sceptique, David s’était laissé
convaincre à force de promesses de paysages idylliques
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9. « Ah, tu verras, l’air frais te fera du bien ! » Ses paroles
résonnaient encore dans sa tête.
tourna la tête, regarda au loin, et aperçut une minuscule tache
de fumée rougeâtre qui coupait l’horizon. Le train arrivait.
C’est ainsi que Monsieur Stern, habillé sur son trente-et-un,
attendait patiemment la navette qui ne devait plus tarder à
présent. D’ailleurs, on pouvait déjà l’apercevoir ce train. Ou
n’était-ce qu’une illusion ?
David avait juste eu le temps de s’installer sur un banc afin de
s’informer de l’état de la bourse (sachez qu’un bon banquier
n’est jamais réellement en vacances) que Monsieur Dupont,
gros bonhomme ventripotent couleur tomate, s’approchait
d’un pas rapide et lourd. Monsieur Stern n’eut pas le temps de
le saluer que ce dernier le coupa :
Monsieur Stern ne se posait déjà plus la question, il avait
entre temps entrepris un dialogue avec Madame Fankhauser,
une de ses meilleures clientes.
-Dites-moi, comment se porte votre mari Madame
Fankhauser ? Cela doit bien faire deux mois que je ne l’ai
vu ! s’exclama David.
-Vous le connaissez bien, se lamenta-t-elle, toujours aussi fou
des automobiles ! Il compte s’en acheter un nouveau modèle
dont j’ai oublié le nom, une marque allemande il me dit.
-Ah bon ? Et pourquoi ce choix ?
- C’est moins cher, il me dit. Et puis, avec les prêts que l’on
nous accorde aujourd’hui, on ne peut que s’endetter, qu’il me
dit ! lâcha-t-elle sèchement tout en scrutant M. Sternd’un
regard accusateur.
À cela, il se contenta de répondre calmement
-Les temps sont durs pour tout le monde, Madame, mais je
fais de mon mieux !
-J’espère bien, j’espère bien… dit-elle tout en s’éloignant.
-Au revoir Madame Fankhauser ! lança-t-il, toujours aussi
souriant. Toutefois, quelque chose dans l’attitude de son
interlocutrice avait dérangé David, le laissant soucieux. Il
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- Je vous préviens ! Si mon compte est encore bloqué demain
à la première heure, j’en fais référence en haut lieu, et croyezmoi, j’ai des relations ! cria-t-il tout en martelant le torse du
banquier de son petit doigt boudiné.
-Mais je ne comprends p…
-Ah ! Des excuses ! Toujours des excuses ! » Et il repartit
aussi vite qu’il était arrivé, laissant le banquier pantois sur son
banc. Au loin, la tache rouge avait doublé et continuait de
croître à vue d’œil, bien que toujours fort lointaine.
Décidément, cette journée aurait pu mieux se dérouler : les
personnes dans la gare, qui s’étaient d’abord retournées au
bruit de l’altercation, ne prêtaient à présent plus aucune
attention au pauvre homme dressé contre un pilier. Celui-ci,
presque choqué,
cherchait désespérément quelque
compassion dans le regard d’un badaud ou l’autre : un sourire
n’aurait pas été de trop. Mais non. David réalisa rapidement
que tout le monde s’affairait à autre chose. Le temps était
superbe toutefois : une douce lumière filtrait à travers la
charpente métallique, projetant des taches de lumière
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10. difformes sur le sol pourpre et usé du quai. Un vent frais
soufflait, obligeant les passants à refermer cols et boutons.
Ici, la mésange sifflait gaiement, annonçant un printemps
radieux. Là, la jeune fille lisait assise au soleil un livre à la
main. La vie suivait son cours et pourtant David sentait une
froide tension dans l’air, que le reste des voyageurs semblait
ignorer.
Lentement mais sûrement, le vent s’était mis à souffler,
emportant derechef le pardessus du banquier au bout du quai.
Ainsi, après un court vol-plané, le chapeau melon vint
percuter le nez d’un vieil homme qui somnolait sur son banc,
le sortant brusquement de ses rêveries. Celui-ci fixa le
maladroit de ses yeux ronds comme des billes. Le visage plat,
on aurait juré qu’il ne le voyait pas, pas plus qu’il n’entendait
les milles et unes plates excuses qu’on lui présentait. Soudain,
sa bouche s’entrouvrit, laissant s’échapper un léger cri rauque
qui ne tarda à devenir un hurlement intempestif. L’individu se
leva brusquement, et, les yeux injectés de sang, aboya de ses
vieux poumons la totalité des insultes qu’il avait apprises au
cours de sa longue vie. La rage déformait son visage, il
semblait perdre raison. David reculait, vacillait face à ce
vieux qui semblait robuste, géant, invulnérable. In extremis
vint la demoiselle au livre qui se révéla être la petite fille de
l’octogénaire. Lui parlant doucement, elle réussit à le
raisonner, à la grande joie de Monsieur Stern, qui soit-dit-enpassant était pâle comme un linge. Il voulut remercier sa
Sauveuse. Peine perdue : elle s’en retournait déjà vers l’autre
voie lui jetant un regard noir comme la nuit. Un frisson
parcourut le dos du malheureux.
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Le train se rapprochait, on pouvait même distinguer la
cheminée de la locomotive dont les freins entamaient un
terrible sifflement. David s’en réjouit ; les passants, alertés
par ce deuxième conflit, le fixaient froidement. Il semblait
même qu’une foule s’amassait dans la gare autour du
misérable. Une goutte de sueur perla le long de son front.
Non, il devait se faire des idées, mais se pourrait-il que… ?
Allons, ce serait folie ! David s’approcha des rails. À un jet
de pierre, le monstre d’acier lâchait son hurlement strident qui
ne manqua pas de faire sursauter notre homme.
Maladroitement, il sortit sa montre, qu’il manqua de faire
tomber, ses mains tremblaient comme des feuilles. Douze
heures quatorze minutes et vingt-sept secondes, le train était à
l’heure. David se retourna. Un groupe, une foule, une armée
de badauds l’entourait, l’oppressait, l’obligeant à se
rapprocher inextricablement des voies. Les cris, les insultes,
les coups… Les hab... se déchir... Ah, le train ! Arrêtez ! On
le pouss... frapp... !
Il entra.
La porte s’était refermée dans un bruit de tonnerre. Et le
silence. Enfin presque. Le cœur de Monsieur Stern lui
martelait les tympans, ralentissant toute fois peu à peu son
rythme, calmé par la noirceur du wagon et le calme du lieu.
Puis le silence, puis le vide. Cela dura quelques minutes,
quelques heures peut-être.
David, assis contre cette même porte de fer qui s’était fermée
ne réalisait pas la situation, se persuadait que tout cela n’était
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11. qu’un mauvais rêve. Tout à coup, le train s’ébranla dans un
crissement de ferraille rouillée : un frisson parcourut l’échine
du banquier, dont le costume n’était à présent qu’une épave
déchirée. Il se leva tant bien que mal, ses membres le faisaient
souffrir à cause des coups de la foule. Scrutant le noir, il crut
apercevoir une silhouette, puis une autre. David n’était pas
seul dans ce train. Après observation, il arriva à un décompte
d’une vingtaine de personnes de tous âges, toutes dans un état
pitoyable. Près de la fenêtre d’où filtrait l’unique filet de
lumière jaunâtre se tenait une femme, qui avait du être belle
autrefois. Son fils d’environ quatre ans l’accompagnait. De
lourds cernes creusaient leurs visages et leur teint pâle faisait
peur à voir. La respiration du petit était rauque, il sembla à
David que l’enfant était atteint d’une pneumonie. Son
diagnostic se confirma après quelques toussements déchirants
de celui-ci, auxquels suivit le silence, pesant. Finalement, une
voix creva le silence. L’enfant, fixant sa mère de ses yeux
rendus énormes par son visage creusé par la faim, soupira
faiblement :
« Maman, Auschwitz, c’est encore loin ? »
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12. Me voilà donc parti.
Le sac est fait, plein à craquer. Alors que le train démarre, une
voix féminine annonce le prochain arrêt : Nyon. Autrement
dit, pas le bout du monde. Toutefois, je me rends compte que
je viens de me lancer dans le gouffre, plongeant vers
l’inconnu en quête de sensations, à la recherche d’un regard
neuf. Les reliefs du patelin défilent rapidement derrière la
vitre dans la lumière matinale comme pour me saluer une
dernière fois. Je les observe d’un œil distrait, mon esprit
vogue ailleurs, quelque chose m’attend et j’arrive.
Les adieux ont été terribles. Des larmes, des sanglots,
beaucoup de rires, quelques baisers et le temps d’un au revoir,
leurs yeux m’ont échappé. Puis, le calme. Le bruit
intermittent des roues du train contre les rails, quelques
secousses qui suffisent à achever de rendre illisibles mes
hiéroglyphes déjà brouillons. Mais je continue à griffonner.
En levant la tête, j’intercepte parfois le regard d’un passager
ou l’autre : l’échange est furtif mais ne trompe pas. Tout le
monde voit en moi un voyageur venu d’ailleurs à la vue de
l’équipement qui me déguise. Et pourtant ! Pourtant je viens
tout juste de me lancer dans ce train, je suis ici encore chez
moi et seuls mes yeux chauffés par l’adieu et mon accent « du
terroir » peuvent encore me trahir. Je lance donc un dernier
regard sur cette contrée qui ne sera sans doute plus jamais la
même pour moi.
premier compagnon de voyage et cela malgré les salutations
rapides que j’échange avec quelques inconnus dont l’attirail
est similaire au mien. Heureusement, cela ne dure pas. Après
une escapade éclair à Toulouse (ville dont je ne garde que le
souvenir de junkies enivrés jonchant les rues maculées
d’immondices), je fais la connaissance de Matthieu, ancien
joueur national de rugby avec qui la discussion se passe
naturellement : le sport rapproche les esprits. Nous parlons de
choses et d’autres, études, basketball, politique, bref, rien de
bien original mais cela suffit à raccourcir un voyage qui n’en
finissait plus de s’allonger.
L’arrivée est rapide, je plante la tente sur une butte d’herbe, je
m’allonge et rejoins Morphée, la journée a été longue.
La journée, les trains s’enchaînent et se ressemblent de
manière effrayante. Quand je ne lis pas, je pense. Quand je ne
pense pas, je dors. Mais au final, l’ennui se révèle être mon
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13. Une bouteille
Un voyageur de passage.
Le ciel gris acier, lourd de nuages, surplombe une mer
sombre, agitée. L’horizon souffle une brise froide, humide,
salée. Les oiseaux nerveux, les rochers menaçants, les
embruns glacés.
Le pêcheur lève les yeux au loin, plissant ses paupières
engourdies par la pluie griffante. Il ne croit pas aux miracles.
Et pourtant. Une lumière ambrée scintille à l’horizon par
intervalles réguliers. Le phare ! lâche-t-il, sourire aux lèvres.
Une bouteille en verre.
Parsemés sur la nappe d’eau froissée, quelques ultimes
bateaux de pêche s’obstinent à gagner la grande bleue, sans
assurance de retour. Le froid, l’eau, les cirés jaunes puis le
brouillard.
Une bouteille en verre dérive.
Aujourd’hui encore, un navire s’est perdu dans l’immensité
de l’océan. Le pêcheur, paniqué, appelle désespérément à
l’aide. Une lumière s’allume, une fusée s’élève, un sifflement
retentit. Puis plus rien. Le bruit des vagues. Un silence de
mort.
Une bouteille en verre dérive au gré de la houle.
Le marin s’est battu, il a essayé de gagner ce bras de fer
sournois que la mer joue depuis toujours avec l’homme. Sans
succès. Il gît à présent au fond de sa cabine, dans le noir,
attendant quelque chose. Soudain, il se lève, titube vers ses
filets et les vérifie par habitude pour ce qu’il pense être la
dernière fois. Une bouteille s’y trouve, olive, froide et rayée.
On devine un bout de papier derrière le verre, un message.
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Première impression
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14. Lundi de voyage
Des trains, des gens, des trains, des gens. Voilà le résumé de
cette première journée d’Interrail qui risque fort de me laisser
de marbre, l’expérience n’ayant fatalement pas beaucoup
d’autre intérêt que de ma tasser les vertèbres à coups de sac à
dos chargé. Néanmoins, on apprend de tout. Les gens ne
s’écoutent pas. Tous sont stressés, pressés, overbookés,
fuyant à travers gare à tout va, ignorant leurs congénères
affalés sur des sièges qui scrutent un écran tactile
dangereusement envahissant. Mais il y a ceux qui lisent. Et
j’en remercierais le Seigneur si j’étais un croyant dont la foi
ne dépendrait pas des circonstances.
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Tout d’abord, je pensais que les lundis de voyage
échapperaient à cette fatale règle qui veut que chaque lundi
que connaît l’humanité ne soit qu’une succession de
cataclysmes et autres problèmes. J’avais tort. Gravement. La
journée débutait pourtant bien : temps radieux, moral gonflé à
bloc, poches de sucreries pleines à craquer. Mais comment les
événements ont-ils pu mal tourner ?
Tout commença autour de midi, alors que je m’appliquais
assidûment à suivre les balises blanches et rouges. En moins
de temps qu’il n’en faut pour le lire, je m’étais égaré dans un
chemin de traverse coupant à travers champ. Trente longues
minutes d’effort transpirant venaient d’être réduites à plus ou
moins rien du tout. Il ne me restait plus qu’à redescendre le
chemin parcouru tout en vociférant les malédictions propres à
ce genre de situation quelque peu délicate. Chose faite, je me
remis en marche, plus lentement toutefois, le sac se faisant
lourd de ses dix-huit kilos de matériel, nourriture, boissons et
autres objets divers. Tout au long de cette randonnée d’un
nouveau type, j’eus l’occasion de profiter de la présence de
Dame Solitude qui ne me quittait pas d’une semelle. Celle-ci
me permit de faire un point sur la vie, de réfléchir d’une autre
manière que d’habitude. Du reste, la marche à pied a aussi ce
mérite : répétitive et pénible, elle force le randonneur à se
replier en lui dans un état parfois proche de la transe, lui
dérobant sa notion du temps, de l’espace.
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15. Quelques heures plus tard, les balises me refirent faux bond,
m’envoyant valser en compagnie des chardons une heure
durant sur une colline escarpée. De retour de ce pénible
crochet quelque peu piquant, exténué, à bout de nerfs, je me
remis en marche tout en rêvant au café bouillant qui
m’attendait à Fos, ma prochaine destination. Autant vous dire
de suite que je ne n’ai jamais vu l’ombre du cappuccino, du
moins pas ce jour-là. Je m’explique. La pluie étant venue
s’ajouter à mes problèmes, je me perdis une ultime fois en ce
funeste lundi 15 juillet 2013. Comme le dit le proverbe,
« jamais deux sans trois. » C’est ainsi que j’achevai ma
dégringolade du sommet, glissant dans une boue détrempée,
déchirant mes habits aux ronces lacérantes, m’égratignant la
peau jusqu’au sang. Finalement, l’arrivée à une cabane en
libre accès marqua la fin de cette pluie diluvienne.. Le lieu
était digne d’un décor de film d’épouvante, outre les
circonstances torrentielles qui s’y prêtaient déjà à merveille,
mon portable qui n’avait plus de batterie et le GPS dernier cri
censé rassurer mes parents ne captait pas un pet de mouche
d’ondes cosmico-intersidérales. La chaumière, lugubre, avait
tout pour plaire : des toiles d’araignées dans chaque recoin de
la pièce, des bouteilles en verre couleur feuille de chêne ainsi
que de vieux matelas poussiéreux et déchiquetés par je ne sais
quel animal venu ici dans l’espoir stérile de trouver un
semblant de nourriture. Peut-être un ours me dis-je alors, il y
en avait dans le coin. L’eau coulait à flots de la cheminée sur
laquelle une marque gravée au charbon indiquait la venue de
marcheurs égarés, en 1985. Soit vingt-huit ans plus tôt.
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Sentein, sans teint
Le ciel est lourd, l’air aussi. Quelques feuilles mortes tombées
sur le bitume se font une nouvelle fois happer par le vent du
sud, reprenant leur route vers une destination inconnue de
tous. Les hirondelles volent bas. Certains vous diront qu’il va
pleuvoir, d’autres crieront à la superstition de grand-mère. Ce
n’est pas grave car dans tous les cas, il n’y aura personne à
Sentein pour parler météo avec vous. D’ailleurs, il n’y aura
personne pour vous parler de quoi que ce soit, le village est
désert.
Ayant perdu une énième fois mon chemin dans les Pyrénées
ariégeoises, je m’étais décidé à trouver une épicerie sans plus
attendre afin de mettre un terme au grondement sourd qui
résonnait dans mon estomac depuis quelques heures. C’est
alors que je tombai sur un panneau indicateur : Sentein. Ma
carte m’indiquait que ce petit village devait être la plus grosse
agglomération à plusieurs kilomètres à la ronde. De plus, il
comptait parmi ses commerces une petite échoppe. Je me
hâtai donc et y arrivai après trois chansonnettes et deux coups
de stop.
À vrai dire, Sentein faisait presque de la peine à voir. Le
village, construit autour d’une église du XIVe siècle, semblait
avoir été purement et simplement oublié par le reste du
monde. De la même manière qu’un vieillard perd ses
souvenirs, Sentein avait été effacé de la mémoire de tous.
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16. Toutefois, une route était bel et bien présente, mais la manière
dont elle coupait le village en ligne droite parfaite prêtait à
croire que le hameau n’avait pas été pris en compte lors de la
construction de celle-ci. Une escale pour automobilistes en
panne dans le meilleur des cas, sinon des maisons perdues
parmi ce dédale de sommets boisés. Or la construction de
celles-ci valait le coup d’œil ; les murs jaunâtres de caillasse
friable empilée donnaient à croire que c’est à la main et non
pas à coup de bulldozer que les baraquements avaient poussé
hors du sol. L’épicerie d’ailleurs ne dérogeait pas à la
règle. D’un aspect de vieux bungalow américain pourri des
seventies, on aurait dit qu’elle était arrivée ici par erreur.
D’ailleurs ses stores en bois vermoulu, ses lattes déclouées,
son toit en tôle rouillée, peinture écaillée ainsi que sa
gouttière cabossée n’arrangeait rien à la situation de ce
commerce voué à une faillite qui viendrait tôt ou tard. Assez
tôt, selon mes pronostics.
La pluie s’était à présent remise à tomber à grosses gouttes,
gonflant le modeste ruisseau qui coulait en périphérie du
village. Lui aussi était témoin de la misère ambiante. Des
lattes de bois humide le surplombaient, menaçant d’y sombrer
d’un instant à l’autre. Je tournai la tête, le clocher, caché entre
quelques branches de chêne éparses m’indiqua quinze heure
trente. À défaut d’argent, j’avais du temps. C’était déjà ça. La
tour du village était superbe. Taillée en flèche, elle comportait
précisément trente-deux arches de style gothique, quatre
d’entre elles étaient équipées d’une horloge. La pointe de la
tour filait vers le ciel, à la gloire d’un dieu qui laissait tomber
ce genre de patrimoine dans l’oubli
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total. Néanmoins, cela valait mieux que de finir en attraction
à touristes...
Un bruit de pas m’arracha à mes pensées égarées. Un petit
garçon, accompagné d’une fille que je devinais être sa grande
sœur, surgirent soudainement d’une porte en bois massif bleu
écrémé. Je m’étais donc trompé, ce village n’était pas si
désert que cela. Les deux innocents se dirigèrent droit vers un
hangar autrefois écarlate, aujourd’hui dégradé gris-rougeâtre,
pour en sortir des vélos avec lesquels ils firent quelques tours
de la place sur le béton trempé par la pluie. Mes dix-sept ans
me suffirent à réaliser que l’enfance se trouvait désormais
derrière, ce malgré un beau ruban de vie restant. Le duo ne
semblait pas bavard, ni bruyant. Seul ce sourire propre aux
mômes éclairait la place déserte, l’inondant d’une joie de
vivre pure.
Finalement, ils s’arrêtèrent au niveau d’un banc en métal
quadrillé couleur poussin afin d’entamer le chocolat qu’ils
avaient au préalable caché dans leurs poches.
Au fond, ce devait être une journée comme les autres. Le
soleil pointerait bientôt.
17. L’illuminé
Assis au soleil sur un banc, je contemple naïvement le jeu
auquel s’adonnent deux jeunes rouges-queues noirs. Le temps
est doux, le ciel est clair, rien à voir avec celui de la veille.
Autour de moi, chaussettes, linges et caleçons longs
éparpillés sur le sol prennent un bain de soleil, ils sont encore
humides du déluge. Trop d’imprévus, de mauvaises
conditions, cela suffit à anéantir les plans.
Je suis parti tôt ce jour-là, réveillé par les autres randonneurs
qui venaient chercher leurs chaussures dans le local qui me
servait de dortoir de fortune, l’orage avait grondé toute la
nuit. Les yeux encore plissés par un manque de sommeil
évident, j’ai fait mon sac en vitesse et entrepris une descente
vers Eylie-d’en-haut, petit village situé sur le GR10. C’était
sans compter avec l’incapacité manifeste des baliseurs de
sentiers à différencier la droite et la gauche, à moins que ce ne
fût moi qui, trop fatigué, aurais manqué une de leur balise.
Ainsi, ce n’est pas à Eylie que je me retrouvai, mais de
nouveau à Sentein, puis à Bonac. Le moral dans les
chaussettes, mouillées par l’orage de surcroît, j’envisageai
d’écourter mon séjour dans les montagnes pour retrouver ce
que l’on appelle communément la « civilisation ». C’était
avant que je ne m’aperçoive qu’un détour du GR passait non
loin de Bonac. Tout n’était donc pas perdu, du moins, pas
encore.
Il était dix-sept heures trente. Il me restait donc trois heures
de marche environ avant que la nuit tombe. Cela suffisait
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18. amplement pour rejoindre une cabane de bergers qu’on
m’avait conseillée. L’enthousiasme me redonnant des ailes, le
soleil perçant les nuages, je fonçai joyeusement vers ce qui
allait être, osons le mot, un calvaire.
Cela commença par quelques gouttes, rien de bien méchant
en fait. Une fourre anti-pluie et un anorak plus tard, j’étais
reparti, persuadé que le récit d’une randonnée sous des
trombes d’eau ne ferait qu’écarquiller un peu plus les yeux de
mes proches à mon retour. Rien de tel au final. La progression
sur ce sentier était rythmée par les coups de tonnerre, les
balises douteuses ainsi que le martellement frénétique des
gouttes d’eau sur mon capuchon. Loin de ralentir, la
catastrophe ne fit qu’aller crescendo, me ballottant
telle une vieille bouteille flottante au gré des rafales de vent.
La foudre frappait, le tonnerre grondait sourdement faisant
trembler l’air ambiant jusque dans mes poumons. Pourtant, je
continuais ma recherche de l’abri tant espéré qui ne vint pour
ainsi dire jamais. Après une halte dans une cabane de pierre
de deux mètres carrés dont l’isolation était manifestement à
revoir, je décidai de faire demi-tour au niveau d’une carrière
de pierres abandonnée. La descente fut longue, boueuse,
glissante. Pourtant, quelque chose d’éphémère se produisit.
Une simple sensation qui ne dura pas plus de quelques
minutes, mais qui me marqua de manière indélébile. Alors
que je me trouvais perdu sous la pluie, dans ce qui devait être
un des pires moments du voyage, je me mis à rire
frénétiquement, sans raison apparente. Je venais simplement
de réaliser que je vivais l’instant présent, que j’étais maître de
ce moment qui pouvaitsoit devenir le souvenir d’un terrible
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calvaire, soit un événement qui m’aiderait à mieux profiter du
confort de la maison familiale. Dans tous les cas, ce moment
se changerait en souvenir, d’abord frais et clair, puis il
s’estomperait inévitablement, effacé par des années de vie
consumée. Viendrait finalement le jour fatidique de mon
trépas, qui emporterait ce bout de mémoire parmi tant
d’autres. Ainsi, plus personne ne serait là pour dire si oui ou
non, j’étais passé par ici ou là, avais fait ceci ou cela. Seules
quelques photos de famille ramasseraient la poussière un petit
moment encore chez mes proches, rouvrant de temps à autres
les souvenirs de bons moments alors qu’on passerait à côté,
essuyant le verre d’un coup de manche soigneux un léger
sourire aux lèvres. Puis viendrait le tour de ces dernières
personnes qui m’auraient connu, fatalement. À ce stade,
quelques articles de journaux déchirés et collés dans des
albums citeront le nom de Yann Mentha dans un ultime salut
au monde, après quoi j’aurai tout aussi bien pu ne pas exister.
C’est à ces pensées que je riais, moi le jeune homme frais et
énergique de dix-sept ans qui avait tout à vivre, courant sous
la pluie dans une situation des plus cocasses.
Arrivé à l’auberge, trempé, je ne pensais plus à tout cela.
Mais quelque chose avait changé : je me sentais grandi.
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19. Manque
Rien ne se passe jamais comme prévu. Je pensais que la
solitude m’amènerait paix et tranquillité, ce qui fut certes le
cas au début, mais finalement chaque sentier forestier, chaque
gîte de montagne me rappelle inéluctablement cette enfance
insouciante où je suivais papa en discutant de choses et
d’autres. Les voix familières des proches ont été remplacées
tantôt par le chant des oiseaux et le bruissement de la rivière,
tantôt par le silence implacable de la montagne. Les
rencontres fortuites de sentier ne suffisent pas à couvrir ce
manque ; durant une heure tout au plus, j’ai juste le temps de
faire le récit de mon parcours, de mes études, de ma vie à des
compagnons de voyage éphémères. Ceux-ci font de même, et,
une poignée de main plus tard suivie d’un « ravi de vous
avoir rencontré ! » nous renvoie chacun, chacune à nos routes
propres, nos solitudes distinctives. Néanmoins, je réalise que
malgré son amertume, cette solitude m’ouvre les yeux sur
mon quotidien habituel; un bon repas ne prend sa réelle
saveur qu’après un jour de diète, le contact d’un proche
qu’après l’isolement, le soleil ne se déguste qu’après la pluie.
Peut-être est-ce d’ailleurs le problème de bon nombre de
personnes qui s’affalent dans un confort quotidien : à force
d’y avoir accès en permanence, seule la perte rappelle à quel
point il était important. Le voyage peut donc être vu comme
une cure, une privation de ce luxe afin de se rendre compte de
sa valeur sans pour autant l’avoir perdu. Comme l’affirme
Oscar Wilde, « Aujourd’hui, les gens connaissent le prix de
tout, et la valeur de rien. » D’ailleurs, Chris Mc Chandless,
héros du célèbre roman et film « Into the Wild » qui avait
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inspiré mon voyage s’en était rendu compte, de cette valeur.
Malheureusement, il ne saisit jamais l’occasion de rentrer
pour la partager… Voici un des objectifs de mon TM fixé:
poser un regard neuf sur les beautés et opportunités qui
habillent mon quotidien.
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20. L’arbre
Il avait dormi longtemps. Trop longtemps. Du coin de la
fenêtre, un rayon de lumière filtrait à travers la poussière
flottante dorée qui témoignait du manque de soin manifeste
dont souffrait l’appartement. Il s’était assis péniblement sur le
rebord du lit, ses vieilles articulations le faisaient souffrir. Le
médecin lui avait prescrit une ribambelle de médicaments
analgésiques dont il n’avait que faire, ceux-ci gisaient depuis
des lustres sur la table de nuit. Lentement, il se leva, enfila ses
pantoufles, ouvrit la porte et traversa le couloir grinçant pour
finalement atterrir dans la cuisine vétuste où il comptait se
préparer un café. Un post-it coloré attira son attention alors
qu’il mettait l’eau à chauffer. Il y lut les mots « acheter
café ». Sa mémoire ne s’arrangeait vraisemblablement pas
non plus, avec le temps tout s’en allait, Léo Ferré avait vu
juste. Un instantané ferait donc l’affaire pour cette fois, se ditil en observant l’astre qui déclinait, incendiant Paris de ses
chaudes lumières. Il but une gorgée. La brûlure le surprit.
Deux secondes plus tard, l’évier crachait des trombes d’eau
afin d’apaiser la blessure. Il repensa à sa mémoire
défaillante : Cécile, du haut de ses vingt-quatre ans, lui
répétait désespérément de suivre les conseils du médecin,
mais il ne voulait pas prendre ces mêmes médicaments qu’il
administrait à ses propres patients du temps où on l’appelait
encore Docteur. Trop de fois, il les avait vus se réduire à un
état végétatif pitoyable. Il préférait prendre le temps de
replonger quelques ultimes fois dans sa mémoire condamnée,
revivant cet instant-ci ou ce moment-là au gré de son humeur.
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L’arbre. Il regarda au loin. L’arbre, il ne l’oublierait pas,
jamais. Trop de bons souvenirs s’étaient déroulés à son pied,
elle non plus n’aurait pas oublié, elle avait promis. Il ferma
les yeux.
Le vent souffle violemment sur la colline, comme à son
habitude. De chaudes bourrasques d’air humide qui soulèvent
sa tignasse alors qu’il lit sereinement un livre, assis sous
l’unique arbre qui a eu le culot de pousser sur cette pente
abrupte. La lumière crue du soleil de midi ne l’atteint pas, il
est protégé par les feuilles du chêne qui frissonnent au gré des
bourrasques, répondant ainsi aux souples ondulations des
broussailles d’été. Lui attend, il est en avance et elle ne
tardera plus. D’ailleurs, la voilà qui dévale la pente à toute
allure sur sa vieille bicyclette grinçante. Qu’est-ce qu’elle est
belle ! Ses longs cheveux sombres et ondoyants qu’elle aime
à ramener en une queue de cheval serrée, son grand sourire
lumineux qui dévoile des dents étincelantes tout en faisant
légèrement ressortir ses pommettes rose parsemées de taches
de rousseur, ses lèvres pulpeuses et salées, et puis ce qu’il
préfère: ses grand yeux noisette humides, subtil mélange de
teintes marron et vert dont personne ne peut ignorer la beauté
manifeste. Elle ne ralentit pas, au contraire, riant comme une
folle des secousses du vélo bientôt incontrôlable. Lui ne
sourit plus. Sentant l’inévitable accident approcher, il lui
somme de ralentir, mais elle ne l’écoute jamais, à son plus
grand désarroi. Bien sûr, arrivée à son niveau, elle chute,
roule rapidement dans la poussière avant de finir sa culbute
sur la croupe, toute secouée. Du sang coule le long de sa
jambe, salissant de plus belle son short en jeans déjà terreux.
Ni une ni deux, il s’approche d’elle, la soulève tel un oiseau
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21. blessé et la dépose sous l’arbre, sous leur arbre. La blessure
est vite oubliée, masquée par l’insouciance d’une jeunesse
éphémère rythmée par mille et un plaisirs.
La nuit est tombée sur la colline, fraîche, hors du temps. Eux
sont encore là, à fixer les poussières d’infini parsemées dans
cet univers d’encre. Une demi-lune propage une lumière
faiblarde qui suffit à trahir deux silhouettes enlacées sous le
chêne protecteur. La confiance en l’avenir règne, baignée par
l’euphorie qu’éprouvent les deux amants à se regarder au
fond des yeux, à se faire des promesses d’éternel. Et pourtant.
Il y eut beaucoup d’autres journées comme celles-ci, toutes
semblables et uniques à la fois. Lui continuait ses études de
médecine, accordant la moindre minute de son temps libre à
la belle. Tout lui paraissait merveilleux jusqu’au jour où il
remarqua chez elle quelque chose de changé. Son teint
blafard, ses longs regards tristes, son manque d’appétit
cachaient quelque chose. Il se dit d’abord que tout cela
passerait, que ce n’était qu’une mauvaise passe pour elle, et
puis, elle lui assurait aller mieux de jour en jour. Vraiment, il
ne fallait pas s’inquiéter.
Combien de fois ne regretta-t-il pas amèrement cette pensée
du reste de son vivant.
En quelques semaines, l’état de la jeune fille s’aggrava, la
chimiothérapie n’était même plus de mise. Lui ne comprenait
pas, du moins ne voulait pas comprendre. Il essayait tant bien
que mal de l’aider, impuissant face à la morsure cruelle du
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destin sur leur idylle déchue. Quelques jours suffirent à la
maladie à emporter la condamnée. Les adieux furent
déchirants, choisir les dernières paroles à lui offrir avait été
un atroce supplice pour lui. Assis dans la chambre
entièrement recouverte d’un blanc funeste, il lui parlait
doucement des bons moments passés sous l’arbre à rire de ce
monde qui leur tournait à présent le dos. Puis elle le fit
promettre. Non pas de se souvenir d’elle, mais de l’arbre. Elle
voulait qu’il efface de sa mémoire cette vision macabre d’elle
mourante car ce n’était pas ce qu’elle voulait laisser pour
héritage. L’arbre. Seuls les moments passés sous ses lourdes
branches comptaient désormais. Une dernière fois, il lui prit
les mains, un sourire tremblant collé au visage. Les larmes
coulaient par flots des deux parts, pourtant aucun ne clignait
des yeux. Ils se remémoraient une dernière fois le
bruissement des feuilles, la chaude caresse du soleil, le tronc
trapu, ridé, et puis les racines qui surgissaient du sol ça et là
tel un long serpent plongeant sous terre. Finalement, elle lui
fit part de sa dernière volonté. Il fallait qu’il s’en aille comme
si de rien n’était, qu’il la salue de la même manière qu’il
l’avait toujours fait. Après un long baiser qu’ils espérèrent
éternel dans un dernier élan d’innocence, il se leva, alla au
seuil de la porte et la fixa pour ce qu’il savait être la dernière
fois. Cette image l’accompagnerait le reste de sa vie, il le
savait.
« À bientôt. »
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22. Une voiture démarra en trombe sur le Boulevard Compostel,
troublant le silence quasi-religieux qui régnait sur cette partie
de Paris. Voilà quelques heures que la ville s’était parée de
ses lumières rayonnantes, pourtant son appartement restait
sombre. Il regardait toujours au loin, attendant quelque chose.
Soudain, il se leva promptement, traversa en sens inverse le
vieux couloir grinçant et se remit au lit. Demain, il irait voir
l’arbre.
Barç-alone
L’arrivée à Barcelone me fit l’effet d’un magnifique bain
glacé. M’étant enfin habitué au rythme que m’imposait mon
séjour dans les Pyrénées, la vue de centaines de personnes
courant chacune dans une direction à travers l’énorme gare ne
manqua pas de me désorienter quelque peu. Cette place était
une fourmilière et j’étais un escargot. Lent, fatigué, sale et
gluant. Ajouté à cela que ma seule connaissance de l’espagnol
se résumait à « gracias » « burritos » et « tacos », on peut sans
autre affirmer que ma place était ailleurs. Ainsi, je me trainais
de guichet en guichet en n’ayant que ces trois mots à la
bouche. « Passeig de Gracia » que je prononçais avec ce qu’il
m’avait semblé être au départ un superbe accent espagnol qui,
avec un peu de recul, ressemblait plus à un trouble
psychomoteur de l’appareil buccal. Néanmoins, je parvins à
mon auberge par quelque miracle et l’aide de bonnes âmes
généreuses.
Il était onze heures et demie. J’étais affamé. J’étais sale, et
puant, aux dires des joyeux compagnons de chambre dont
j’avais fait la connaissance et avec qui j’avais échangé
quelques mots dans un langage qui tirait dangereusement vers
le franglais. Deux d’entre eux étaient Asiatiques, deux autres
Australiens, un était Israélien et tous m’avaient très vite
accueilli dans la communauté anarchiste de la chambre 103.
Je décidai de rester faire connaissance mais mon estomac me
rappela vite à l’ordre par des grognements intempestifs. Je me
mis à chercher de quoi « faire le plein » à travers ces rues qui
ne dorment jamais. Avant même d’avoir pu dire « miam », je
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23. me retrouvais au fond d’un buffet à volonté, quelques kilos de
nourriture de toutes sortes décorant mon plateau qui se vida
plus vite que prévu. Ce ne fut qu’orgie de nourriture, boissons
et sucreries, ce qui ne manqua pas de rendre le retour à
l’auberge quelque peu pénible, mon ventre ayant atteint la
taille d’un ballon de basket. Toutefois, je me sentais bien,
déambulant lentement dans une foule éclairée par les lumières
jaunâtres du soir, observant chaque passant et essayant de
capter un brin de la vie qu’il ou elle pouvait mener. Je rentrai
après quelques instants transporté par la mélodie
mélancolique qui sortait comme par magie des instruments
d’un musicien ou l’autre. Arrivé à mon lit, je ne m’endormis
pas, je m’évanouis tout simplement pour ne pas me réveiller
avant que le soleil soit monté haut dans le ciel. Barcelone
attendrait.
21e siècle
Je déambule dans Barcelone, les mains dans les poches, la
tête au vent. Le soleil blanc de midi perce le toit des maisons
pour trouer visiblement le sol de taches lumineuses éparses.
La rue pavée serpente entre les immeubles, laissant imaginer
la vie quotidienne des habitants dont l’amabilité incontestable
m’a plusieurs fois sauvé au cours des excursions que j’ai
faite dans la ville. Je me ressasse les journées de mon
voyage : tout se déroule plus vite que prévu. Déjà une
semaine. Plus que trois. Une lourde mélancolie s’empare peu
à peu de moi. Quel souvenir me laissera ce voyage
transeuropéen ? Est-il donc voué à finir en quelques flashs de
mémoire égarés parmi les souvenirs d’un vieil homme sénile?
Avant d’avoir pu y répondre, un éblouissement intense vient
troubler mes pensées. Je suis arrivé sur une place bondée où
la foule ne profite manifestement pas de l’ombre
rafraîchissante qu’offrent les bâtiments. Face à moi, un
monstre de pierre taillée éclipse la lumière aveuglante :
Cathédrale de Puerto, un profond gouffre à touristes se
donnant en spectacle. Je sors mon réflex de sa sacoche
déchirée. Un sourire se dessine. La comédie commence.
J’éprouve depuis toujours un étrange bonheur à m’introduire
dans un groupe de touristes en vacances : il s’y déroule
toujours quelque chose de grotesque. Au premier coup d’œil,
la cathédrale n’a rien de spécial, outre le fait que c’est une
cathédrale bien entendu. Il suffit pourtant de se rapprocher
des escaliers de l’entrée pour se persuader du contraire : des
mendiantes à la dentition souvenir tendent d’un geste théâtral
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24. et désespéré leur mains calleuses vers les participants des
noces dont le marié a manifestement les moyens de louer une
cathédrale pour célébrer l’événement.. Mais personne ne
remarque les clochardes. Du moins tout le monde fait
semblant de ne pas les voir, enfants y compris. Le troupeau de
vacanciers blafards grossit, avalant avidement ce passant-là,
capturant cette touriste-ci. Une bonne partie d’entre eux sont
fringués nickel, remarqué-je tout en faisant cliqueter le miroir
de mon appareil. La mendiante ne bouge pas. Dix minutes
s’écoulent et une Bentley fait son apparition clinquante tenant
parfaitement le rôle de Moïse séparant les flots. La foule
transpirante se compresse docilement, sans broncher. Au
fond, ce n’est pas plus mal de ramener la sueur de tout un
chacun en revenant de la cérémonie. Plus convivial.
touristes qui n’ont pas encore saisi leur appareil pour
mitrailler l’événement. La danseuse enflammée n’était que le
sommet de l’iceberg de folie qui régnait ici tout compte fait.
Tout était là, la misère du 21e siècle.
Soudain les mariés sortent. D’un côté une jeune femme
blonde, superbe, au profil russe, la trentaine, visage de
mannequin avec ce qu’il faut là où il faut si je peux me
permettre. De l’autre, un caillou rougeâtre et brillant sur
lequel quelques poignées de cheveux gris demandent grâce.
Des petits yeux noirs enfoncés marqués de rides sur les côtés
qui témoignent de l’âge d’un homme que la terre ne tarderait
plus à rappeler à elle. L’une monte les marches allégrement
en compagnie de son amie, satisfaite de la tournure que prend
la cérémonie. L’autre titube, boite, hésite acceptant sans
broncher l’aide du témoin venu lui porter secours. Il aurait pu
s’écrouler raide et froid d’ici quelques secondes. Mais non.
Le contrat était rempli, pensai-je. La carte bancaire contre le
plumard. Au milieu de tout ça, la mendiante danse, jure et
applaudit comme un diable sous le regard carpe-pourrie des
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25. Feeling good
Le soleil vient juste de saluer Barcelone, laissant la ville dans
une douce chaleur estivale que la brise vient tempérer. Une
lumière orangée diffuse illumine une dernière fois
aujourd’hui. Quelques nuages rosés se courent après à
l’horizon, attirant le regard des habitants assis aux terrasses
une bière à la main, de la musique dans l’air. Tout est calme,
léger, une pause dans la vie de chacun. Un de ces moments
subtils que l’on voudrait suspendre dans le temps afin de les
préserver. Au rebord du toit de l’auberge, je me lève et vais
chercher une bière. J’en prends quelques gorgées, la fraîcheur
promise dans les pubs semble être au rendez-vous. Merde, je
me sens bien ici.
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26. Mon bâton
L’inspiration
Aujourd’hui, j’ai perdu mon bâton.
Celui qui m’a aidé durant des dizaines d’heures de marche.
Celui qui m’a évité de tomber plusieurs fois dans des torrents.
Celui qui donnait cette touche finale à mon air d’ermite
crasseux perdu en ville.
Celui sur lequel j’ai gravé les événements marquants de la
semaine.
Celui qui m’assurait un semblant de défense en cas de pépin.
Celui qui n’entrait pas dans les voitures qui voulaient bien me
prendre en stop, mais qui entrait quand même en fait, en
poussant un peu.
Celui sur lequel je posais nonchalamment la tête dans les
longues files d’attente des gares.
Celui qui aurait dû me servir de canne à pêche dans les lacs et
cours d’eau.
Celui que j’avais trouvé grâce au destin, ou quelque chose de
semblable, posé sur la route à un moment de terrible fatigue
Celui que j’aurais du ramener chez moi et montrer à mes
connaissances.
Celui pour qui j’avais ajouté quatre kilomètres de randonnée
pluvieuse à cause de quelques secondes de distraction.
Aujourd’hui, j’ai perdu un bâton, un simple bout de bois.
Peut-être que je deviens fou, mais de la même manière que
Chuck considérait Wilson le ballon comme son meilleur ami,
je m’étais surpris à m’attacher à ce bout de bois dans les
moments difficiles, comme pour éviter la solitude. Ça peut
paraître débile, mais aujourd’hui, j’ai perdu un ami.
Des fois elle vient, des fois pas. Une sorte de fluide passant
dans l’air, le tout, c’est de l’attraper. Et ça, tu vois lecteur,
c’est ce qui fait la richesse de la chose, tu le sens, c’est ton
moment. Bien des fois, tu te retrouves tel un idiot à qui une
jolie nana aurait posé un lapin. Assis à ton quai ou à ta table,
tu regardes ta montre, ou l’horloge. Un peu nerveux, des
phrases bateaux te viennent à l’esprit, tu fais semblant de lui
en vouloir. Les minutes passent, puis les heures. Si tu es
toujours là, car tu aurais eu le temps de renoncer, tu la
sentiras arriver, rayonnante. Là, tu hésiteras : d’une part elle
t’a tourné en bourrique comme le dernier des pigeons, mais
de l’autre, ce serait con de gâcher un si bon moment. Alors tu
oublies, non sans lui avoir tiré au préalable une grimace
pathétique afin de lui faire sentir ton agacement. À cet instant
elle te prend la main, et l’inspiration te mènera vers bien des
endroits qui récompenseront chacun leur tour ta patience
exemplaire. Mais garde à l’esprit une chose lecteur: celle-ci
ne te doit rien, et pour cette raison seulement, crains-la
comme la peste et chéris-la telle une rose.
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50
27. Le coup est dur
Le coup est dur. Assis à une table de pique-nique toute neuve
située non loin de la mer, je griffonne lentement mon carnet.
Qu’ai-je fait de ma journée ? Je me le demande moi-même…
J’ai marché. Seul. Sur le bord d’une voie nationale. Jusqu’ici
ce n’est pas la mer à boire, mais quand je réalise que chaque
parcelle de nature qui m’entoure est sous protection d’une
association écologiste, je me rends compte que je n’ai nulle
part où dormir. La bonne humeur disparait, laissant place à un
découragement profond, un terrible mal du pays. Je pense à
mes proches. Pas besoin de faire un dessin pour vous
expliquer à quel point ils me manquent. Puis me vient une
idée : m’installer n’importe où et tomber dans un sommeil
profond que la déprime n’atteindrait pas, réflexe lâche et inné
chez moi lorsque je me trouve en situation difficile.
Malheureusement, au Portugal et à cette saison, le soleil ne se
couche qu’à vingt-deux heures et se pointe huit heures plus
tard pour le plus grand plaisir des touristes inconscients venus
se faire pousser des mélanomes à trop s’exposer à ce foutu
soleil. Allez, me dis-je, ce n’est qu’un soir ! J’imagine déjà
tout cela comme un mauvais souvenir lorsque le doute
m’étrangle. Je sors avec effroi de mes mains tremblantes le
plan du voyage. Trois nuits, deux jours. À vivre cet enfer.
Vous vous direz sûrement que j’exagère. Après tout, ne suisje pas qu’un lycéen mal organisé perdu en vacances au bord
de la mer ? Pensez-en ce que vous voudrez, mais tout en
Suisse me manque, je ne sais pas quoi faire ici. Rien à
prendre en photo si ce n’est une mer monotone et une
51
campagne brûlée par la lumière du soleil zénithal. Pas de
pistes de randonnée. Personne à qui parler. Seulement ce
soleil infernal qui, tel un gardien de cachot me maintient
éveillé et sans forces le plus longtemps possible dans cet
univers plat et aride. La tête me tourne, il faut que je mange
bien même si l’appétit n’y est pas. Pour la première fois du
voyage, je crois comprendre ce qu’est la vraie solitude. Pour
la première fois du voyage, j’envisage de réviser mes plans.
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28. Pêcheur de rêve
Une foule compacte s’est agglutinée devant la scène.
Plusieurs milliers de personnes dans le public, vingt-cinq
mille il me semble. Le ciel rosé parsemé de nuages cotonneux
s’obscurcit peu à peu, faisant place à une tension palpable
dans la marée humaine qui ne cesse de croître. Les gens
trépignent, discutent, boivent, rient, se poussent, tombent et se
relèvent pour recommencer le cycle plus hardiment. Je me dis
que vu sous cet angle, ça peut paraître étrange, voire
carrément débile, de se poser en face d’une scène une bière à
la main à attendre plusieurs heures un artiste qui ne se
produira que quarante malheureuses minutes. Mais pour
l’avoir moi-même testé, je vous assure que l’ambiance laisse
de bons souvenirs. D’ailleurs, celle-ci est à son comble, en
effet, le chanteur vient tout juste de monter sur scène. Asaf
Avidan, un artiste pop-rock plutôt sympa qui a sorti un tube
l’été dernier. Du fait que la chanson passait, repassait, encore
et encore à la radio, dans les ipods, originale, remixée,
commentée, à l’endroit, à l’envers ou que sais-je, la plupart
des gens s’en disaient lassés. Et c’est ces mêmes personnes
que l’on retrouve ce soir au Paléo, tout feu tout flamme, prêts
à se mettre une cuite mémorable (ou pas d’ailleurs). Les
premières notes à peine entamées, un rugissement commun
poussé par vingt-cinq milles diaphragmes et autant de cordes
vocales basses ou aigües, rauques ou cristallines, surgit de
cette foule en délire. Les soutiens-gorges volent. Les bières
aussi, d’ailleurs. Et quelques personnes même parfois. Je me
dis alors que les psychologues devraient sérieusement
envisager de se pencher sur ce phénomène qui veut qu’une
53
fois en face du groupe, on réagisse de façon totalement
démesurée pour une chanson que pas plus tard que la veille,
on écoutait peinard dans la voiture. Sans rire. Toutefois je
n’accuse personne étant moi-même adepte de ce genre
d’excès. Le paléo 2013 semblait donc être un franc succès. Et
je n’y étais pas.
À présent, imaginez-vous une petite cabane en bois, sans
murs, de quatre mètres carrés, dont le toit est constitué de
quelques poutres espacées et dans laquelle on trouve un banc
en bois. Maintenant, placez cette cabane au Portugal, au bord
d’un chemin en gravier longeant les courbes que dessinent les
falaises d’extrême occident dans l’océan. Finalement,
ajoutez-y un temps superbe agrémenté d’un soleil couchant
cramoisi. Vous-y êtes ? Bravo, vous venez tout juste de
concevoir le parfait décor pour une scène d’un film à l’eau de
rose ! Et je m’y trouvais, en compagnie de mon sac à dos.
Ensemble nous regardions paisiblement le coucher de soleil,
bras contre sangle. Pathétique.
Je suis seul, à la recherche d’émotions. Je suis le pêcheur de
rêve.
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29. Da Roca
Le bistrot de la Caba da Roca n’a vraiment rien de spécial.
Divisé en deux pièces par une cloison de plâtre qui devait
autrefois compter une porte, sa vue se perd sur les dunes des
côtes portugaises. Aux murs est accrochée une collection de
tableaux à l’aquarelle de différents styles représentant tous le
même sujet : le phare d’à côté. Ses capacités à attirer les
touristes, tel le miel attire les fourmis, ne sont désormais plus
à remettre en question. Affalé à une table collée à la fenêtre,
mon fatras étalé tout autour de moi, je sirote tranquillement
un bon café tout en observant une fourmi téméraire qui s’est
mise en tête de ramener chez elle une pauvre miette de chips,
devant tout de même peser le quintuple de son propre poids.
Longeant le rebord de la fenêtre, rien ne semble être en
mesure de l’arrêter dans cette mission divine : ramener de
quoi subsister à la dirigeante du royaume, la reine donc, qui
soit dit en passant ne glande pas grand-chose de ses journées
si ce n’est pondre quelques centaines d’œufs et s’empiffrer de
ce qu’on lui apporte. Je me dis à cet instant que si la
réincarnation existe, mon choix est tout fait.
Tout soudain, un homme renverse sa bière, me sortant illico
de mes histoires de chips et de fourmis. Étrange, une fois de
plus je me surprends à réagir de façon démesurée à un bruit
surprenant reculant ma chaise dans un grincement strident.
Comme si j’étais constamment sur mes gardes. L’incident
clos, la Super Bock épongée, le maladroit resservi et
l’entomologue rassuré, je reprends une gorgée de mon
deuxième café tiède tout en me passant la main dans mes
55
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30. cheveux gras et collants. J’essaie de me remémorer la date de
ma dernière douche. Sans succès. Ce qui a pour effet de me
ravir, je me plais tout particulièrement dans ce rôle du
voyageur sale et puant. Ça choque ou ça plait, mais ça ne
laisse en tout cas pas indifférent. Le niveau du café baisse
encore, suivi d’un souffle de satisfaction. Le café et moi, c’est
une histoire d’amour : rien ne me met de meilleure humeur
qu’un bon café latte sucré… et merde aux puristes qui
voudraient qu’on le boive noir, amer et dégueu. Sans rire. À
la réflexion, je me dis qu’il y a deux choses qui égalent le
café pour éclairer les tournants de la vie : les livres et la
musique. Ces trois réunis devraient être mondialement
reconnus comme bénéfiques pour le moral.
L’espace d’un instant, j’échappe à ces méditations afin de
libérer les deux monstres enflammés qui me servent de pieds.
Une odeur de viande faisandée a tôt fait d’envahir le
périmètre. Heureusement, j’ai prévu le coup en me plaçant à
l’écart. Je me repasse une énième fois le film de mon périple.
De plus en plus lointain, de plus en plus flou, je réalise avec
torpeur qu’il ne reste de mon départ d’il y a deux semaines
que quelques flashs plutôt que de réels souvenirs. Ce doit être
la première fois de ma vie qu’un voyage est assez long pour
que je le transforme en réel quotidien. Par-dessus le marché,
je n’en suis qu’à la moitié. Je repense à mon train-train de
Suisse ; j’imagine mes amis faisant la fête, sans moi, ma
famille dînant, sans moi, ma petite amie se baignant au lac,
toujours sans moi. Au fond, l’éloignement me permet entre
autre de me rendre compte à quoi ressemblerait la vie de mes
proches s’il m’arrivait malheur, et le deuil passé bien entendu
57
À la différence que les morts primo ne reviennent pas après
un mois avec un paquet d’aventures à raconter, et secundo, ne
vont pas se perdre à travers l’Europe carnet et stylo en main.
Eux se contentent de pourrir gentiment six pieds sous terre,
et, dans le meilleur des cas, se réveillent dans le corps d’une
grosse reine fourmi, bien peinard.
À ces pensées, une sourde impatience m’envahit : je ressens
l’étrange impression que ma vie toute entière se déroule sous
l’eau, et que, l’espace d’une seconde, ma tête émerge pour
juger le chemin parcouru et celui qu’il me reste à faire. Il faut
profiter, et vite. D’une certaine manière, ces deux semaines
sont passées tel un coup de vent, et encore, j’écris cela l’eau
sur le feu. Des tonnes de projets et d’envies envahissent ma
tête, je veux vivre plus intensément, brûler pour l’instant
présent et goûter à chaque sensation, chaque saveur que
m’offre la vie sans que j’y prête réellement attention.
Généralement, on se contente de regarder les opportunités
nous glisser entre les doigts, nous affalant dans le confort
malsain que nous procure la certitude d’un destin tout tracé,
d’une vie toute faite. Je réalise que voyager, c’est aussi ça :
sortir de ce quotidien étouffant, observer d’un œil nouveau.
Voyager, c’est se réinventer chaque jour, pour le meilleur et
pour le pire.
Une forte tension me tiraille le bas-ventre : il semblerait que
la polenta d’hier ait fait le tour du quartier et demande à s’en
aller. Ni une ni deux, je me précipite aux commodités poser
une merde bien moulée, un vrai missile. Le devoir accompli,
l’abdomen soulagé, je ressors, bouclant ma ceinture avec
58
31. lasatisfaction d’un gros flic ayant bouffé son donut. Un type
se tient en face de moi, droit comme un I dans cette pièce
vétuste. Je m’excuse d’ores et déjà de ce qu’il devra endurer
par un « Sorry » compatissant. Le bonhomme me dévisage
d’un air songeur, il entre dans l’unique cabine et fait
connaissance avec les émanations néfastes de mon travail. Je
me mets à rire tout seul.
De retour à ma table, je relis mes quelques lignes raturées,
corrigées, annotées et reprises depuis le début. C’est du déjà
vu, je m’en rends bien compte. Mais je ne cherche ni à
séduire, ni à pondre un best-seller. Je m’applique seulement à
coucher sur papier les pensées cotonneuses qui remplissent
ma tête à longueur de journée. Et ça fait du bien, parole de
trekkeur.
Le soleil est bas à présent, les ombres des dunes s’étalent en
longueur, je salue une nouvelle fois l’astre qui se lève quelque
part à l’autre bout du globe. Je règle la note par pièces de dix
centimes cliquetant sur la table, laisse un semblant de
pourboire et plie bagages. En sortant, je me demande si je
reviendrai un jour. Conclusion : à moi d’en décider. Le vent
frais me griffe le visage, je ferme la porte. Au café, les gens
continuent à échanger, ils n’ont pas remarqué le jeune homme
parti pour on-ne-sait-où. Une fourmi déambule le long de la
fenêtre, une miette de chips sur le dos.
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60
32. Troubles
Le défi apparaît à l'horizon. Je me prépare. Tout est prêt dans
ma tête, chaque sens est en éveil. Mes bras tremblent un peu.
Une goutte de sueur perle lentement le long de mon visage,
dégringole et finit par s'écraser dans un ralenti mortel sur le
sol poussiéreux. Face à moi, le défi. Il a plusieurs visages,
change de forme, évolue constamment, n'en est que plus
dangereux. Toutefois, quelque chose persiste dans son
attitude : sa ferveur à me mettre à l'épreuve.
Il n'a pas grossi que je le sens déjà s'approcher dans toute sa
puissance, inébranlable, hors de contrôle, invincible. Seul sur
cette plage déserte, je l'attends depuis toujours, et bien que ce
soit là notre première rencontre, je le connais par cœur, mon
meilleur.ennemi.
Petit à petit, sa silhouette s'élargit et découpe une ombre de la
taille de mon pouce sur l'horizon désormais souillé. La mer
est calme, à peine ridée, elle laisse deviner un souffle
imperceptible qui amène une plume blanche à mes pieds
encastrés dans le sable humide. Je la devine s'envoler pour
une destination lointaine mais ne daigne pas la regarder partir.
Mes yeux injectés de sang le fixent, l'accrochent,
l'attrapent.Il.se.rapproche.
Allez,.viens.
Allez,.viens!
La lumière blanchâtre nauséeuse du jour se pare de ses habits
de feu alors que le soleil décline sous un ciel chargé. Le vent
s'est levé et des vagues creusent à présent cette étendue d'eau
infinie devenue malsaine par sa présence. Il glisse dessus,
accélérant dans ma direction. Le soleil a pris la fuite, les
61
nuages me saluent tristement, je ne les vois plus. Allez, viens.
Les heures ont passé, je n'ai pas bougé. Un vent violent siffle
maintenant sur la côte, arrachant de l'écume ivoire dans la
nuit qui règne en maître. Lui est toujours là, plus proche que
jamais, il prend son élan. Un frisson me parcourt l'échine,
m'insérant le doute qui est, nous le savons tous, la graine de la
peur.
Allez,.viens!
J'essaie de faire le vide, de me préparer au choc, en vain. Il
sourit, jubile même à l'idée de notre rencontre. Il l'attendait.
Depuis longtemps. Trop longtemps, peut-être. J'avais pourtant
tenté l'impossible pour retarder tout ça. Peine perdue.
Monstrueux, il arrive, l'océan se déchire sous l'orage d'un noir
d'encre. Je discerne à présent chaque détail de la gueule
béante qu'il me présente dont les appendices sont tout autant
d'ignominies à eux seuls. La tête me tourne, gonfle, tape;
j'aimerais
qu'elle
explose.
Plus que quelques mètres. C'est la panique. Mon cœur bat la
chamade, rythmant les tremblements convulsifs de mes
jambes qui s'entrechoquent dans un bruit mat et sourd. Mes
bras, quant à eux, pendent de mes épaules tels ceux d’un
pantin, inertes. Un jet de pierre nous sépare. Le temps s'est
arrêté, figeant le spectacle apocalyptique de sa simple
présence en ces lieux. Comment en sommes-nous arrivés là?
Comment
avons-nous
pu
laisser
faire
ÇA?
Je
ferme
les
yeux
et
compte
à
rebours.
Trois,.deux,.un...
Un vent frais et humide me réveille sur une plage déserte. Je
62
33. me lève, me frotte les yeux et essuie le sable collé à ma peau.
Le temps est radieux, la mer est calme. Au loin, un
imperceptible point noir trouble la ligne d'horizon.
Cette fois-ci, je l'aurai.
Les autres
Ça fait bien une minute qu’elle me scrute. Ses yeux verts me
fixent de l’autre quai pour une raison qui m’échappe. Peutêtre à cause de mon sac à dos trop rempli, peut-être parce qu’
à défaut de places libres sur les bancs, je me suis affalé sur le
goudron telle une baleine échouée. Je n’en sais foutre rien
mais elle se tient là comme un piquet, une main posée sur la
hanche à côté d’une valise rose pétant à roulettes minuscule.
Le courant d’air que créé un train arrivant en gare remue
légèrement sa robe à fleurs dans un concerto de freins
assourdissant. Cela ne la perturbe pas le moins du monde, au
contraire, elle raffermit son regard de fer sur moi tout en
s’allumant une clope. Peut-être qu’elle me juge sur mon
apparence. Sans aucun doute même, mais je m’en fous, ce ne
serait pas la première personne du voyage dont les bonnes
manières seraient à revoir de manière drastiques, croyez-moi.
Je n’y tiens plus, je soutiens son regard dans un duel muet où
la gêne désignera le perdant. Et je sais que je vais gagner, je
gagne toujours à ce jeu que ma mère qualifiait de stupide à
l’époque où celle-ci avait encore prise sur mes oreilles
douloureuses. Que le plus débile l’emporte.
Cinq secondes et une grimace plus tard, le clochard à
casquette jaune l’emporte par un K.O. sans réponse. La foule
imaginaire crie, hurle, trépigne, acclamant ce vainqueur du
dimanche ! Mais où est donc la demoiselle prétentieuse qui
pensait pouvoir battre le roi de la bêtise ? Elle s’esquive dans
un léger sourire, montant à l’intérieur du train poussiéreux qui
s’est immobilisé derrière elle. Après qu’elle ait jeté son
63
64
34. mégot, ses longs cheveux châtains me saluent, sautillant
lorsqu’elle se retourne. Son petit cul capricieux aussi
d’ailleurs, bardé de fleurs rouges, des coquelicots je présume.
Il rebondit fermement à chacun de ses pas avant de se faire
dévorer par le wagon et de disparaître à jamais.
Je suis à nouveau seul même si, j’en conviens, je l’étais déjà
avant l’arrivée de la jeune femme dont la valise avait été
créée avec autant de goût que le sandwich qu’on m’avait servi
la veille dans ma couchette. J’en ai encore des crampes
d’estomac. Je reprends alors l’activité principale des moments
où je m’ennuie dans une foule. L’étude comportementale
d’Homo Sapiens Sapiens dans un milieu où celui-ci est sujet
au stress. Passionnant. Sans rire. Les gens vont, trottent,
courent, s’exclament, et lorsqu’ils en ont le temps, lisent ou
dorment, un mince filet de bave accroché au coin des lèvres
dans le meilleur des cas. Je saisis qu’eux aussi doivent se
sentir seuls, bien qu’ils n’aient pas l’air d’en souffrir
particulièrement. Sans doute sont-ils plongés en plein dans un
de leurs innombrables trajet maison-boulot, seul moment de
la journée où ni leur conjoint ni leur boss ne leur crie dessus
dans une tornade de postillons humides. Une aubaine ! Entre
nous, ça ne les empêche en rien d’oublier leurs bonnes
manières, caricaturant de plus belle leur côté animal que je
m’efforce de vous dépeindre à travers ce texte. Inutile de vous
décrire l’instant où les mots « file d’attente » n’existent plus,
ou celui fatidique des échantillons distribués gratuitement
qu’ils arrachent des mains qui les leur tend. Et le mieux, c’est
que je ne représente de loin pas l’exception qui confirme la
règle concernant les échantillons. Ça non.
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Soudain, une soif aigre me saisit, me poussant à partir à la
recherche d’un supermarché ou autre distributeur de diabète à
grande échelle. À peine ai-je pu mettre le pied dans la rue que
les façades parées de leurs rideaux de fer me rappellent
qu’aujourd’hui est le jour du poulet et de la messe. Mince,
déjà deux semaines. Bilan ; la quasi-totalité de mes nouveaux
amis sont comme moi des voyageurs, ou bagpackers, qui
marchent, rient, boivent et transpirent un sac à dos énorme sur
les épaules. Le contact avec la population locale est difficile
voire impossible dans les villes. Les indigènes sont, pour la
plupart, plongés dans un quotidien de stress et de comptes à
rendre. Ajoutez à cela la barrière de la langue qui, malgré un
anglais en voie d’acquisition, ne se fait pas toujours
comprendre même si certaines catégories de locaux semblent
porter un louche intérêt aux touristes…
Primo, les vendeurs de lunettes de soleil à cinq euros et autre
gadget plus bruyant qu’utile censé calmer quelques temps les
pulsions destructrices des mômes brailleurs hyperactifs en
manque de ritaline.
Secundo, les joueurs de Bunto, autrement connu sous le nom
de jeu des trois gobelets. Le concept est simple : un sombre
abruti se met à remuer trois gobelets sous vos yeux de touriste
ébahi, déplaçant une boule que vous suivez facilement des
yeux. Lorsque la comédie a assez duré, un de ses complices
découvre la boule et empoche cinquante pépettes, toujours
sous votre regard étonné. Après cela, le cirque recommence,
votre tour vient, et si vous n’avez pas encore eu
66
35. la présence d’esprit de passer votre chemin, autant bouffer
vos cinquante biffetons, ça aura le mérite de vous caler
jusqu’au souper. Finalement, le petit malin et ses camarades
de jeu se dispersent brusquement après avoir flairé la volaille
et se retrouvent peinard dans un appart’ pisseux de la vieille
ville pour se redistribuer les gains autour d’une vodka bon
marché. J’écris en connaissance de cause, mon chemin se
calquait justement sur le leur par le plus heureux des hasards.
Difficile donc de créer de belles amitiés mémorables dans ces
conditions. Toutefois, les quelques liens que je parviens à
tisser avec des gens normaux se révèlent être d’autant plus
forts que je ne croise pas beaucoup de monde au cours de mes
randonnées en solitaire. L’écriture est une précieuse alliée
dans ces moments difficiles : d’une certaine manière elle
permet de sortir le trop-plein pour le coucher sur papier. Je
repense à mon escapade dans les collines portugaises. Quand
je me trouve seul, je me surprends à ressentir beaucoup moins
d’émotions : une froide distance s’installe en moi,
m’éloignant sérieusement des événements qui rythment mes
journées : recherche d’eau potable, randonnée en montagne
ou lecture d’un bouquin, tout cela prend une autre dimension
seul qu’accompagné. Et fatalement, cette armure craque pour
laisser tantôt place à l’euphorie d’une baignade en mer, tantôt
à un désespoir pesant que seule une rencontre peut effacer.
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Du sud au nord
Quelques centaines de kilomètres et voilà que tout change.
Les déchets qui jonchaient la rue malpropre au Portugal ont
laissé place à une longue bande de béton noir immaculé. Les
broussailles sèches se transforment en sombres sapins, tandis
que malgré une chaleur toujours aussi présente, le teint des
passants vire au blanc laiteux. Oubliée la peau bronzée du
berger espagnol ! Les câbles électriques chaotiques qui
découpaient le ciel, courant de maison en maison, ont
également disparu, enterrés sous quelques mètres de terre
dans un réseau parfaitement organisé. Quant à l’agressif
corniaud qui vous menaçait du haut de son muret en exhibant
une rangée de crocs acérés, il laisse petit à petit place à de
ridicules yorkshires tout aussi jappeurs bien que nettement
moins imposants. Dans le pire des cas, ce genre de chien vous
arrache un lacet à la chaussure qu’il peinait à escalader. Sans
rire. Les graffitis, à défaut d’avoir totalement disparu, se
réduisent à quelques tags discrets cachés dans la pénombre
des tunnels ferroviaires. D’ailleurs, les trains n’échappent pas
à la métamorphose : oubliée la poussière collante qui habillait
les wagons, rendant leurs vitres opaques, étouffés les
battements réguliers des roues percutant les rails ! Place à de
jolies navettes chromées tout droit sorties de l’usine. À
présent, seule la climatisation vient rompre le silence que
respecte cette population scandinave. Il est bien loin le
marché couvert de Barcelone, où la voix qui porte le plus
l’emporte dans la vente des poissons reluisants sur leurs
étalages.
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36. Décidément, rien n’échappe à cette frontière qui sépare le
Nord du Sud.
Le sud est chaleureux à l’image de son climat. Une solidarité
qui vient du cœur rapproche les voisins, les amis, les
collègues même si la pauvreté, plus marquée qu’au nord,
engendre une loi du chacun-pour-soi, que ce soit sur la route
ou dans les magasins. Il n’est ainsi pas rare de s’y voir invité
chez des amis d’amis, comme une connaissance de toujours,
par la même personne qui vous insultait de tous les noms
lorsque vous vous arrêtiez au feu rouge.
Par inverse, le nord est plus calme, réfléchi, plus froid aussi.
La politesse qui manque au sud est présente, engendrée par
l’éducation, elle-même générée par un système organisé, luimême rendu possible par la présence d’argent en suffisance.
Tout est plus sobre, pas d’excès, pour le meilleur et pour le
pire.
Bien que les deux « hémisphère » me plaisent à leur manière,
je réalise une chose. Je me sens chez moi en Norvège, en
Allemagne, au Danemark, plus que dans n’importe quel pays
du sud. Il m’aura donc fallu faire le tour de l’Europe pour
comprendre que le plus bel endroit est le chez soi, là où j’ai
une histoire, des souvenirs, là où j’ai grandi, vécu.
69
70
37. Lire
Et voilà, je finis d’engloutir le sixième livre de mon périple.
Encore une fois, la même amertume si propre aux bons
bouquins qui se terminent. Je regarde par la fenêtre, dégoûté.
Le même voyage en train qui, quelques minutes plus tôt, avait
atteint le paroxysme de son suspens m’écœure par son
indifférence face à ce que je viens de vivre. Et pourtant, rien
n’a changé en l’espace de dix minutes. Le gros type d’à côté
au teint blafard n’a pas cessé de ronfler, dégueulassant en
passant le logo SNCF du siège avec ce que je présume être un
déca. La fille d’en face n’a pas interrompu sa discussion avec
je ne sais qui sur son portable et les champs de blé doré
composant le paysage n’ont pas ralenti leur défilé fou au fil
de la cambrousse séchée par l’été. Moi seul ai vécu le roman
de cette manière-là. Moi seul me suis échappé dans ce monde
créé de toutes pièces par de simples lettres noires sur papier
blanc. Au fil des cinq cents pages, inconsciemment, on
apprend à les connaître, les apprécier, puis les aimer, ces
personnages sortis tout droit de l’imagination saugrenue
d’un/e auteur/e. Lorsque le narrateur décrit une odeur, on la
sent, un paysage, on le voit, un bruit, on l’entend. Quand il
nous fait peur, on tremble. S’il nous amuse, on rit, aux éclats
parfois. En revanche, s’il nous ennuie, on arrête. Mais que
faire si l’auteur, par de simples mots, vous transporte des
heures durant pour mieux vous laisser chuter ? J’essaie tant
bien que mal de relire les plus beaux passages du livre
préalablement soulignés, peine perdue, le mal est fait. Tel un
flocon de neige, l’émotion s’est posée l’espace d’un instant,
dévoilant sa fragile beauté à vous
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et vous seul avant de fondre au creux de votre main, ne
laissant pour trace qu’une larme parmi toutes celles que vous
verserez.
Je réalise à cet instant que les deux kilos de papier que je
m’obstinais à transporter et à protéger malgré les remarques
désapprobatrices de tout un chacun m’ont emmené loin, peutêtre même plus loin qu’un Interrail coûteux. J’étais en quête
d’émotions, d’aventure, de vie, tout cela se trouvait dans les
livres sans que j’y prête réellement attention. Les livres nous
font voyager intérieurement, fictifs d’une certaine manière.
Mais cela revient bien au même, car au fond, est-ce l’objet ou
la perception qu’on a de celui-ci qui est le plus important ?
Lire est donc une illusion qui vous plonge au cœur d’autres
mondes imaginaires et dont seul le point final trahit
l’existence. Lire c’est croire, lire c’est aimer, lire c’est vivre.
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38. En solitaire
Me voilà une fois de plus le stylo en main, à boire un café
tiède dans une auberge du fin fond de la Norvège en
compagnie d’un ours polaire empaillé dont l’expression me
rappelle étrangement le faciès de mon père découvrant sa
canne à pêche rendue bipartite par mes soins.
Des cernes soulignent mes paupières, signe que la nuit a été
courte. À vrai dire, le martellement frénétique des gouttes de
pluie sur la toile de ma tente associé aux bourrasques de vent
terribles n’a pas les mêmes mérites que le roulement
monotone du train en matière de bercement. Je fais le compte
des jours restant, une semaine environ On peut sans risque
avancer que le voyage touche à sa fin. Deux jours de rando,
trois de train, quatre de loisirs et tout ce qui restera de ces 744
heures de périple se résumera à un carnet noirci raturé ainsi
que quelques centaines de clichés. Et ce n’est pas plus mal
ainsi, tout compte fait : la solitude me pèse de plus en plus, il
me tarde de retrouver un semblant de vie normale où Nutella
et douche quotidienne ne sont pas des fantasmes délirants. Et
je sais pertinemment bien que deux ou trois jours à la maison
suffiront à me redonner envie de plier bagages mais ce recul
n’affaiblit en rien mon envie d’en finir et de me poser.
Toutefois, je compte profiter au maximum de ces deux
derniers jours de marche qui, soit dit en passant, se révèlent
être de réels défis sportifs : huit heures par jour à traîner dixhuit kilos de fatras, un sacré bordel, osons le terme. Ma
découverte de la randonnée en solitaire m’a par ailleurs fait
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réaliser un petit paquet de choses. Primo que la marche
proprement dite n’est que l’aboutissement final d’une
multitude d’heures à farfouiller horaires de train et sites
météorologiques douteux, besogne dont s’acquittait
joyeusement mon paternel pour les marches de mon enfance.
Deuxio, chaque sensation, chaque paysage dont vous profitez
durant votre rando ne peut être partagé qu’avec vous et vous
seul. Je me rends ainsi compte de l’importance que tiennent
les remarques un peu débiles des promeneurs shootés à
l’effort qui vous accompagnent tel que le classique « Ouah
qu’est ce que c’est beau ! » ou encore le « Allez, courage ! »
qui trahit d’ailleurs souvent une certaine forme de désespoir
face à un sentier qui semble sans fin.
Finalement, cette expérience solitaire m’a fait comprendre
que le bonheur de la marche à pied est similaire à tous les
autres : il n’y a que partagé qu’il prend tout son sens, comme
le disait si bien ce bon vieux Mc Candless sur son lit de mort.
Pour preuve personnelle, j’invoque le souvenir de l’excursion
tessinoise de ce printemps en compagnie de mon vieil et
meilleur ami Esteban. Trois jours à rire en compagnie d’un
proche qui me marqueront sans doute plus que n’importe
quelle randonnée sauvage. Alors tant qu’à faire, autant
profiter des deux, la marche et les amis.
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39. Une pluie d’enfer
Une fraîche pluie d’été arrose doucement le bitume de la
route traversant Aurland, petit village norvégien pittoresque
bordant l’Aurlandsfjord. Cela fait maintenant trois jours que
de gros nuages gris menaçants déversent des quantités d’eau
phénoménales sur la région, tantôt par trombes, tantôt par
fines gouttelettes, rendant ainsi leur verdure aux végétaux et
leur joie de vivre aux animaux. Même les habitants locaux
semblent ravis de cet heureux phénomène : on peut sans
problème croiser l’un ou l’autre d’entre eux déambulant sans
but dans la rue, la plupart du temps en compagnie d’un chien,
sourire aux lèvres, cheveux raidis par l’averse et shorts à fleur
dégoulinant aux cuisses. Vraiment, ici à Aurland, personne ne
se soucie de la météo.
Non, personne.
Enfin, si l’on excepte bien entendu le drôle de personnage
écarlate de l’abribus qui vocifère des propos
incompréhensibles en une langue qui l’est tout autant au
promeneur à short, tout en essayant désespérément de faire
sécher quelques bouts de chiffons gorgés d’eau qui devaient,
autrefois, ressembler à des habits. L’hurluberlu surexcité là,
qui déchire ses cartes trempées dans une vaine tentative de les
ouvrir afin de retrouver son chemin, c’est moi. Et comme
vous pouvez le voir (ou pas d’ailleurs), je suis pas au top.
Tout commença un mercredi radieux dans le centre d’Oslo.
Les oiseaux chantaient, le soleil brillait, les dealers dealaient.
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Un jour comme les autres en somme, mais pas pour moi.
Assis sur le quai de gare, j’attendais, tel un enfant trépignant,
le train qui m’emmènerait en terre promise du trekkeur, les
fjords norvégiens. Le voyage de cinq heures me parut une
éternité. Sans rire. Je me remémorais les scènes d’Into the
Wild présentant un Chris Mc Candless speedé courant en
Alaska, sac au dos, chaussures aux pieds. Dans mes
souvenirs, il ne pleuvait pas dans ce film. Premier piège.
Arrivé à Finse, je ne perdis pas une seconde pour me jeter sur
le sentier GR, de la même manière que je l’aurais fait sur une
tranche de pizza quelques jours plus tard. Ou sur n’importe
quoi que j’aurais estimé comestible du reste. Notez qu’à
compter de ce jour j’ai revu de manière drastique ma notion
de comestibilité.
Les premières heures de marche furent splendides,
agrémentées des paysages tant espérés ; collines rocailleuses
à perte de vue, découpées çà et là par d’importantes rivières
gonflées par la fonte des ultimes pans de neige des
montagnes. J’adoptais un rythme infernal, le moral enflammé
par une nature froide et inhabitée, à perte de vue. Ainsi, je
terminai en quatre heures seulement la route qui aurait du
m’en prendre six. Peu de temps après, la tente était posée, le
repas englouti, et moi endormi.
Un bruissement monotone. Une. Deux. Trois gouttes d’eau
sur votre nez. Vous le niez encore, mais dehors, c’est
l’apocalypse. Sans rire. S’ensuit une série de souvenirs
troubles et désagréables où vous sortez dans l’obscurité afin
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40. de poser la bâche qui sauvera ce qu’il reste à sauver de vos
affaires. Demain est un autre jour, peut-être bien, mais
demain votre chemise n’aura pas séché. Vous vous
rendormez.
Les trois jours de marche qui suivirent furent similaires à ce
que vous venez de lire : de magnifiques escapades au cœur
d’une nature luxuriante, passant de forêts de pins à hautes
montagnes en un clin d’œil, le tout gâché un tant soi peu par
cette pluie incessante. Néanmoins, je continuais mon plan
comme prévu, me rajoutant même des heures de marche
malgré mes cuisses qui brûlaient déjà sous le poids du fatras,
trempé. La montagne a ce côté enivrant qui pousse le
marcheur à aller toujours plus loin, toujours plus haut, afin de
trouver ses limites, de les repousser. C’est ce que je fis,
presque malgré moi quelquefois, sous la pression d’un orgueil
démesuré. Car oui, il faut en avoir de l’orgueil pour ne rien
manger d’autre que du riz à l’huile d’olive une semaine
durant, matin, midi, soir. Oui, il en faut pour ne pas renoncer
à cet objectif planté tel un clou au fond du crâne. Et oui, il en
faut pour faire face à n’importe quel moment de la vie. Car la
montagne a ça en commun avec celle-ci qu’on ne parvient au
sommet qu’après avoir parcouru chaque mètre du sentier, un
par un.
suintait de ce qu’il restait de mon petit orteil. Leur état ne
s’arrangea pas non plus quand je me mis à courir nu-pieds
après un bus dont le respect des horaires dépassait mon
entendement. Le véhicule finit tout de même par
s’immobiliser quelques mètres plus loin me laissant ainsi le
temps de trainer ma carcasse et de lâcher dans un râle final et
interrogateur : « Flöm ? »
Le chauffeur, un type sympa au final, acquiesça, et eut la
bonté d’âme de m’embarquer en dépit des refus
systématiques d’une carte pas si Maestro que ça. Je lâchai
alors mon commerce sur un siège dans un lourd fracas, geste
qui me remplit d’une satisfaction immense, sous le regard
amusé des autres passagers. Le sommeil me prit de court,
j’étais exténué, mais ravi d’en avoir fini avec ce qui avait été
le dernier trek du voyage. Je dormis comme un bébé, dans la
mesure où je ne me réveillais pas toutes les cinq minutes pour
chialer à cause d’une couche souillée ou d’un biberon à sec.
À mon réveil, il ne pleuvait plus.
Telles étaient mes réflexions alors que je me lançais dans une
observation minutieuse de mes pieds rendus blêmes à force de
porter des chaussettes gorgées d’eau. On aurait juré qu’ils
appartenaient à un corps de noyé. De larges cloques
blanchâtres et molles en décoraient la plante et du sang
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