E1027 est une célèbre maison moderne construite en 1929 par les architectes Eileen Gray et Jean Badovici à Roquebrune Cap Martin. Elle a été récemment restaurée par l'architecte P-A Gatier. Les spécialistes Burkhardt Rukschcio et Renaud Barrès font une première analyse des travaux de restauration réalisés.
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E-1027 Maison en bord de mer (1926-29) : restauration, première analyse
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HISTOIRE DU BATIMENT
E-1027 est l'œuvre de Eileen Gray, ensemblier irlandaise venu s'installer à Paris en 1907, et Jean Badovici,
architecte et critique d'architecture roumain venu terminer ses études d'architecture en France en 1917.
Jean Badovici en est l'unique destinataire. Le terrain se situe à Roquebrune Cap Martin, sur d'anciennes
plantations agricoles. Il est acquis en 1926 à la famille Devissi par Jean Badovici, tandis qu'Eileen Gray
acquiert un ensemble de terrains sur la commune de Menton, en vue de la construction de sa propre maison
(Tempe a Pailla).
La construction de E-1027, réalisée par des entreprises roquebrunoises et mentonnaises, dure de 1927 à
1929.
La maison est une œuvre d'art totale où l'ensemble du mobilier et des équipements a été dessiné
spécialement par Eileen Gray comme un prolongement direct de l'architecture réalisée à 4 mains.
Jean Badovici édite une longue présentation de E-1027 dans sa revue l'Architecture Vivante à l'automne-
hiver 1929, dont est issu un célèbre tiré-à-part.
E-1027 est la propriété unique de Jean Badovici, qui y vient régulièrement pendant l'année, en compagnie
de son amie Madeleine Goisot. Le Corbusier, ami de Jean Badovici y séjourne en compagnie de sa femme.
Il réalise en 1938-39, avec l'accord enthousiaste de Jean Badovici, 8 peintures murales sur les murs
extérieurs et intérieurs de la maison.
La lecture des lieux et du jeu subtil mis en œuvre par le rapport d'échelle du mobilier et de l'architecture sont
très fortement modifiés par cette intervention de Le Corbusier.
Durant la guerre, la maison est fermée, le mobilier mis en sécurité chez une habitante proche. La
construction subit des dégâts. Jean Badovici engagera des travaux importants de restauration en 1946-47,
grâce à des dommages de guerres. Le mobilier réintègre la maison.
En 1949 Jean Badovici prête la maison à Le Corbusier pour un atelier de travail sur les plans d'urbanisme de
Bogota. Durant ce séjour, les 2 architectes se brouillent, ce qui interdit l'accès au site à Le Corbusier. C'est à
cette suite que ce dernier réalisera son Cabanon, lui permettant de revenir séjourner sur place, à quelques
mètres de la maison.
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Jean Badovici décède en août 1956, après son hospitalisation d'urgence à Monaco.
Après de longues négociations orchestrées par Le Corbusier, la maison est vendue par le gouvernement
roumain en 1960 à Marie-Louise Schelbert, suisse d'origine américaine.
Marie-Louise Schelbert réalise des travaux de rénovation et modifie plusieurs éléments de l'architecture et
du mobilier de la maison. Elle vend la maison à son médecin Peter Kaegi en 1974, mais conserve l'usufruit
des lieux jusqu'à son décès en 1982.
Peter Kaegi, récupère la maison au décès de ML Schelbert.
L'achat est contesté par les enfants Schelbert qui lui intentent un procès, qu'ils perdent.
Peter Kaegi laisse la maison sans entretien, et vend aux enchères le mobilier encore présent chez Sotheby's
Monaco en 1991 et 1993.
Il est assassiné dans la maison en août 1996.
Les 2 fils de Peter Kaegi vendent la maison le 6 janvier 2000 au Conservatoire du Littoral et des rivages
lacustres, avec l'aide financière déterminante de la commune de Roquebrune Cap Martin (78% du montant).
A cette date, une convention de rétrocession des droits réels octroie à la commune de Roquebrune Cap
Martin les droits et devoirs de propriétaire des lieux pour une durée de 30 ans.
La maison est classée au titre des Monuments Historiques le 27 mars 2000
Des travaux de restauration sont réalisés à partir de 2008, sous la direction de l'architecte en chef des
monuments historiques en charge des Alpes-Maritimes.
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RESTAURATION – PREMIERE ANALYSE
Les travaux qui ont été réalisés posent de nombreuses questions, sur les choix techniques retenus
par l'architecte qui ont une pérennité très limité et imposent un entretien inédit des lieux, la destruction
ou disparition d'éléments et matériaux d'origine de grande valeur archéologique qui posent la question
du choix de parti de restauration retenu, la pertinence des travaux de reconstitution qui sont entachés
d'erreurs et posent la question de la parfaite connaissance de l'œuvre en restauration.
Ne pouvant être exhaustifs, nous prendrons quelques exemples significatifs pour illustrer ces propos.
RECONSTITUTION
1. la Marquise en toile protégeant la grande terrasse suspendue
Cet élément emblématique de la Maison en bord de mer n'était plus présent au moment de la
restauration de la maison. Les toiles ont disparu durant le conflit de 1939-45, la structure a elle été
supprimée tardivement par Madame Schelbert.
Des traces de la structure sont toujours en place au moment des travaux.
Des photographies de grande qualité de cet élément existent, essentiellement à la Fondation le
Corbusier, dans les fonds Eileen Gray et dans le fond Jean Badovici.
1939 : Marquise en toile complète
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2012 : reconstitution actuelle
La reconstitution réalisée présente de nombreuses incohérences ou erreurs au niveau des :
- sections de l'armature, beaucoup trop importantes,
- assemblages qui sont non conformes aux modes de fabrication originaux et techniques d'époque,
- détails architecturaux comme par exemple la lisse horizontale qui est à l'origine au même nu que les
montants verticaux,
- choix de la matière d'entoilage, de sa teinte, du calepinage des lés, qui ne correspondent pas.
Il parait très difficile de ne pas devoir refaire totalement cet élément, sur la base de connaissances
solides de l'objet.
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2. L'échelle d'accès au jardin
Cet élément très important dans le lien fonctionnel entre la Chambre à coucher principale et le jardin a
disparu durant l'occupation Schelbert (1960-1982).
Le mur de restanque a été modifié et renforcé à cette époque, sans respect des techniques d'origine.
Des traces de la structure sont toujours en place au moment des travaux (garde-corps haut
notamment).
Des photographies de grande qualité de cet élément existent dans les fonds Eileen Gray, ainsi qu'un
dessin de plan et élévation (ce dernier ne correspondant pas totalement à l'élément réalisé).
1929 : 2 clichés de l'échelle d'accès au jardin
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2012 : reconstitution actuelle
La reconstitution réalisée présente de nombreuses incohérences ou erreurs au niveau des :
- sections de bois hors gabarit donnant une lourdeur contraire à la légèreté du dessin original,
- nez de marches, non conformes à l'original,
- positionnement des pieds par rapport au chemin de ronde en carrelage, faux et incohérent,
- fixations de la lisse basse formant garde-corps mal placée par rapport aux marches,
- palier haut devant de la porte d'accès à la salle de bain reposant aujourd'hui sur le sol, alors qu'il est
dans le vide en 1929, ce qui représente un contre-sens : il apparaît aujourd'hui comme un simple
décor alors que sa structure et la reprise d'appui verticale (poteau acier) bien visibles sur la photo
1929 répondent au besoin technique de construire sur le vide.
Là encore, il parait très difficile de ne pas devoir recommencer totalement cet élément, sur la base de
connaissances solides de l'objet.
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3. La sortie en toiture
Cet élément est encore présent au moment de la restauration, mais il a été modifié au niveau du
porte-drapeau, les vitrages imprimés d'origine et la porte d'accès ont été démontés.
Des photographies de grande qualité de cet élément existent dans les fonds Eileen Gray, et dans le
fond Jean Badovici.
1929 : clichés de la sortie en toiture
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2012 : restauration actuelle
La restauration et les éléments de reconstitution réalisés présentent de nombreuses incohérences ou
erreurs au niveau des :
- mât support de drapeau et son étui de rangement, qui ne correspondent pas à l'état d'origine, mais
présentent plus ou moins une reconstitution de l'état modifié dans les années 1970,
- toiture vitrée, qui ne doit pas dépasser de l'édifice au sud et présente un redent coté drapeau,
- lames verticales en verre imprimé (pointe de diamant) présentes à l'origine en partie sud-sud-est de
l'édifice, non restituées alors qu'elles sont essentielles dans la compréhension et le fonctionnement de
l'objet (elles empêchent la vue sur mer avant la sortie, préservant l'effet de surprise, et protègent du
sur-ensoleillement)
- porte d'accès remise en place, dont le vitrage armé mince d'origine, présent en partie au moment de
la restauration, a été remplacé par un vitrage armé du commerce, sans lien avec l'original.
Des reprises et une dé-restauration paraissent incontournables, sur la base de connaissances solides
de l'objet.
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4. Polychromie
La riche polychromie a disparu ou été largement modifiée et dénaturée durant la période Schelbert
(1960-1982).
Trois photographies colorisées (gouachées) existent dans l'Architecture Vivante.
Les nombreuses photographies en noir et blanc accessibles dans les divers fonds d'archives
permettent de distinguer nettement les changements de teinte originaux sur les murs de la maison.
Les repeints ont pour leur majorité été faits sur les couches de couleur existantes, rendant les
recherches stratigraphiques opérantes. Le principe de recherches stratigraphiques utilisé couramment
dans les restaurations XXe, confronté aux sources iconographiques, doit permettre une reconstitution
fidèle.
1929 : Grande Pièce, photographie colorisée : teinte uniforme du mur nord
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1929 : Grande Pièce, clichés noir et blanc : teinte uniforme du mur nord
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1929 : Grande Pièce : détail "carte marine", contre le mur nord de la grande pièce, mur uniforme
Photographie 1949 (période Badovici) : carte marine supprimée, mur du nord toujours uniforme
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2012 : reconstitution actuelle de la polychromie du mur nord
Le même cliché actuel en noir et blanc, à confronter aux clichés noir et blanc d'origine : aucune
cohérence
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L'exemple de reconstitution de polychromie de la Grande pièce est en totale incohérence avec l'état
d'achèvement de la maison en 1929 et avec les états qui lui ont succédé :
- Le mur nord de la Grande Pièce a toujours été d'une teinte uniforme, comme le montrent les très
nombreux clichés en noir et blanc et le cliché colorisé,
- la proposition retenue pour la restauration présente des teintes aux contrastes violents qui ne sont pas
cohérents avec le travail d'Eileen Gray et dont ledit contraste aurait été sans aucun doute clairement
visible sur les clichés noir et blanc de 1929, ce qui n'est pas le cas (Le passage en noir et blanc de la
proposition actuelle parle de lui-même). Voir ci-dessous l'exemple de la salle de bain en 1929
- Les relevés stratigraphiques n'ont semble-t-il pas fait l'objet d'une confrontation critique avec les sources
iconographiques disponibles
- la teinte rectangulaire beige ne peut en aucun cas faire référence à la "carte marine" présente en 1929 :
les dimensions sont beaucoup trop faibles et l'emplacement incorrecte, et la carte marine n'était pas
peinte sur le mur mais punaisée sur un support en bois (le retrait de la carte marine par Jean Badovici ne
montre aucun changement de teinte sous le panneau de bois).
Il paraît préjudiciable au travail de conception d'Eileen Gray et Jean Badovici de conserver ce type
d'interprétation erronée de la polychromie dans la maison.
1929 : salle de bain : identification sans ambigüité des changements de teinte lorsqu'ils existent
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5. Accastillage électrique
Les interrupteurs, boutons d'appel et prises électriques de la maison se présentent en 1929 :
- encastrés dans le mur (boitier en bois calé au plâtre)
- plaque de protection en verre biseauté montrant le mécanisme
Au moins un exemple complet pouvant servir de modèle est encore visible dans la maison avant la
restauration (mur sud de la chaufferie).
1929 : Chambre d'amis : double interrupteur
2004, avant restauration : Chaufferie, interrupteur d'origine
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2012 : reconstitution actuelle
La reconstitution des prises et interrupteurs s'appuie sur des modèles bas de gamme du commerce,
sans aucun lien avec le procédé original et présente une image très dévalorisante et sans aucun
respect pour la maison.
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PRESERVATION DE LA MATIERE
1. produit verriers
Eileen Gray et Jean Badovici mettent en œuvre une multitude de produits verriers différents dans la
maison, selon les usages des lieux et la lumière voulue.
Les portes acier (Niche au divan, salle de bain, sortie en toiture) présentent par exemple un
remplissage en vitrage armé mince dont l'armature déformée par la cuisson du vitrage montre des
courbes élégantes qui racontent beaucoup de leur technique de fabrication.
Ces remplissages sont en en très grande partie présents sur les 3 châssis au moment de la
restauration, et certains d'entre eux en bon état de conservation.
Des produits verriers d'époque identiques sont aussi disponibles en remplacement chez certains
spécialistes.
1929 : Niche au divan : porte coulissante d'accès à la terrasse à hamac, vitrage armé mince
1929 : Sortie en toiture : porte d'accès au toit, vitrage armé mince
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2004 : salle de bain : porte coulissante d'accès au jardin : 2 des 3 éléments de vitrage armé de 1929
sont encore en place, en bon état, restaurables
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2012 : restauration actuelle de la porte d'accès au jardin
La restauration (idem pour les portes de la Niche au divan et sortie en toiture) a fait disparaître les
produits verriers d'origine, remplacés par du vitrage armé du commerce, dont l'esthétique pauvre est
totalement différente de l'original.
La matière originelle en bon état a été supprimée au lieu d'être préservée.
Une telle approche qui détruit et fait disparaître les éléments authentiques doit être proscrite dans
toute restauration.
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TECHNIQUE / ENTRETIEN
1. Corrosion
Parmi les nombreux défauts d'exécution présents dans la maison, qui posent la question des
techniques sélectionnées et du suivi de chantier réalisé, la corrosion des châssis et de la serrurerie en
est l'élément le plus visible.
Bien que la maison se trouve en bord de mer, les châssis et la serrurerie sont correctement protégés
en 1929 et fond l'objet d'un entretien normal.
Ils ne font l'objet d'aucune remise en peinture entre 1929 et 1947 (18 ans).
En raison des dommages de guerre, Jean Badovici effectue des travaux de restauration et de remise
en place de vitrages en 1947.
Madame Schelbert effectue certaines modifications et suppressions et entretient normalement les
châssis durant sa vie sur place (1960-1982).
Peter Kaegi ne fait aucun entretien de 1982 à son décès en 1996
2002 : châssis pliants de la grande baie non entretenus depuis 20 ans
2012 : Les mêmes châssis restaurés, 2 ans après restauration
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2002 : haut châssis grande baie non entretenus depuis 20 ans
2012 : Les mêmes châssis restaurés, 2 ans après restauration
La restauration effectuée présente une corrosion :
- très importante de pratiquement l'ensemble des châssis et de la serrurerie, y compris les parties
totalement neuves (Voir par exemple plus haut la marquise en toile), qui n'ont donc aucun lien avec
un souhait de préservation de la matière d'origine
- beaucoup plus rapide que la corrosion des mêmes châssis non entretenus durant 27 ans avant la
restauration
Il paraît injustifiable de mettre en œuvre une tenue à la corrosion très inférieure à la tenue d'origine et
d'imposer un protocole d'entretien démesuré qui n'a jamais existé dans la maison.
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2. Dégradation structurelle
Au moment de la restauration, la maison présente plusieurs défauts structurels comme par exemple
une importante fissure en angle au joint de la façade nord et façade ouest.
2004 : angle nord-ouest, fissure se retournant sur l'ouest
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2012 : restauration actuelle : réouverture d'une double fissure au nord et à l'ouest
La nature des désordres structurels ne semble pas avoir été correctement définie, reconduisant très
rapidement les défauts sensés être résorbés
Il paraît essentiel vis à vis de la pérennité et du budget des travaux engagés de comprendre et
déterminer avec certitude la nature des désordres structurels avant intervention. Il ne peut s'agir en
aucun cas, là encore, d'un "défaut d'entretien" imputable au gestionnaire.
Ces quelques exemples montrent quelques-uns des différents et nombreux
problèmes que présente la restauration effectuée à E-1027, avec des
destructions et disparitions de matière originale, des erreurs très
importantes de reconstitution et des choix techniques inacceptables.
Rapporteurs : Burkhardt Rukschcio et Renaud Barrès, mars 2013