Faut-il mesurer la bande passante du design ?
Goulette Jean-Pierre1
, Marques Sandra1
et Côté Pierre2
Laboratoire de Recherche en Architecture (LRA)
1
École Nationale Supérieure d’Architecture, Université de Toulouse
2
École d’Architecture, Université Laval, Québec
jean-pierre.goulette@toulouse.archi.fr, sandra.marques@toulouse.archi.fr, pierre.cote@arc.ulaval.ca
Résumé
En partant d’expériences pédagogiques de conception collaborative d’architectures virtuelles, nous
tentons d’analyser les messages échangés et les processus cognitifs mis en œuvre. Cette analyse a
pour but de caractériser les connaissances convoquées dans ce type d’exercice. Nous verrons que
ces connaissances sont principalement procédurales et relatives à un savoir-faire particulier : celui
de la conception architecturale. Nous présentons ensuite les caractéristiques essentielles d’une
architecture virtuelle et discutons des notions de virtuel et d’actuel, de nombre et d’espace, de
subjectivité et d’objectivité, rapportées à la conception et à la réception des architectures virtuelles.
Mots-clés
Conception architecturale, Conception collaborative, Architecture virtuelle, Processus cognitifs,
Espaces numériques.
Introduction
C'est un truisme : le terme design désigne (si l’on s’en tient à l’étymologie, l’association de ces
deux mots est sans doute un pléonasme) à la fois un processus et le résultat de cette activité de
création et d’organisation de formes. Ces formes peuvent revêtir un aspect physique tangible
(architecture, design industriel, etc.), ou plus abstrait, immatériel (objet numériques). Le même
terme peut aussi, dans certaines littératures, désignait une qualité (quoique assez indéfinissable) :
« un bibelot design ». Il semble donc recouper les trois catégories essentielles du langage : le verbe,
le substantif et l’adjectif. Cela ne facilite évidemment pas son étude… Sa traduction en français,
conception, peut sembler permettre de contourner certains écueils. Mais ce dernier terme est aussi
polysémique, dans des registres légèrement différents. Alors enfin, puisqu’il faut bien partir de
quelque chose, et tout en ne négligeant pas la richesse sémantique associée, nous tenterons dans cet
article d’apporter une contribution à l’étude du design ou de la conception en tant qu’activité
productrice de formes (de la matière ou du calcul). Et, ceci étant sans doute encore trop
présomptueux, nous verrons que nous serons amenés à nous focaliser plus particulièrement sur le
type de connaissances que cette activité requiert et engendre.
Où l’on parle de connaissances pour le design ou la conception
Précisions sur le cadre de l’étude
Pour étudier ces connaissances, il nous semble légitime de nous intéresser à la conception
collaborative (collaborative design), où deux ou plusieurs concepteurs collaborent à la définition
d’un objet. Ce faisant, nous espérons sortir quelque peu des arcanes de l’idiolecte du concepteur
seul devant son étude. Il semble en effet plus simple d’étudier un dialecte de conception (en
principe partageable par d’autres) qu’un idiolecte (par définition, propre à un individu). Et comme
nous situons ces concepteurs (dans notre cas des étudiants architectes) dans des pays différents, et
que leur mode de communication s’appuie sur des outils numériques et le réseau Internet, nous
associerons ce type particulier d’échanges à un télé-dialecte. S’il s’agit avant tout de familiariser
des étudiants architectes aux principes et moyens de la conception collaborative à distance, cet
exercice pédagogique particulier présente un intérêt pour la recherche : les échanges effectués entre
concepteurs (textes, dessins, photographies, vidéos, modèles numériques, images de synthèse, etc.)
sont facilement archivables et peuvent faire l’objet d’une étude a posteriori (certes beaucoup moins
facile…). Enfin, il nous faut préciser que l’objet de la conception, le projet demandé, est celui d’une
architecture virtuelle dans un environnement numérique tridimensionnel multi-utilisateur (en
l’occurrence Second Life). Il s’agit donc d’un objet numérique en soi, mais qui hérite très
majoritairement ses modes de conception des objets tangibles, des objets de l’architecture que l’on
serait tenté de qualifier de physique.
Un exercice pédagogique de conception collaborative à distance synchrone et asynchrone
Notre enseignement (FINC-AV, acronyme pour Forme Information Novation Conception –
Architecture Virtuelle) s’inscrit dans une double problématique :
• Étudier les rapports qu’entretiennent forme et information pour la conception architecturale
et dans le contexte des Sciences et Technologies de l’Information et de la Communication
(STIC)
• Pratiquer la conception et la modélisation d’une architecture virtuelle par le travail de
conception collaborative à distance entre les étudiants de deux Écoles d’Architecture
(situées dans deux pays, l’une à Toulouse, France, l’autre à Québec, Canada).
Cet enseignement se déroule régulièrement depuis 2003. Les écoles concernées possèdent une
longue tradition d’utilisation des STIC dans l’enseignement de l’architecture et de la conception
architecturale. De plus, ceux écoles, de par leur histoire, ont évolué « naturellement » avec le
développement des réseaux, et sont très raisonnablement équipées toutes les deux sur ce plan. En
tout état de cause, il faut souligner que nous attachons moins d’importance à la performance des
outils numériques, qu’à leur adaptation à nos objectifs pédagogiques. Ainsi, notre attention porte
principalement sur : les aspects multi-culturels, la diversité des acteurs, la situation de travail
collaboratif, les situations synchrones et asynchrones, les lieux de dissémination et les approches
pédagogiques.
Pour être plus précis :
• Il s’agit de regrouper, autour d’un exercice commun, deux enseignements ayant leur
autonomie propre dans leurs inscriptions administratives et pédagogiques.
• L’exercice mené en commun concerne la conception collaborative d’une architecture
virtuelle en associant en binômes les étudiants des deux écoles.
• Cet exercice se fait partiellement en mode synchrone et asynchrone, sur deux plages
horaires hebdomadaires d’une demi-journée chacune, et dure une dizaine de semaines, avec
critique et évaluation conjointes.
• Il repose sur une répartition des ressources humaines, logicielles et matérielles permettant
aux deux groupes d’étudiants de profiter pleinement et d’un encadrement local et distant,
reflétant deux types de cultures pédagogique, architecturale et informatique.
• Il incite à un métissage des cultures, connaissances et pratiques, métissage tenant à la fois au
parcours individuel de chaque étudiant dans son pays, placé en compagnie d’un étudiant au
parcours différent, et à un décalage d’objectifs pédagogiques concernant la partie non
commune des deux enseignements (un séminaire de Master dans une école, un
enseignement de projet dans l’autre).
Les deux images suivantes illustrent en partie le déroulement d’un tel exercice dans le cas de la
conception et modélisation d’un campus virtuel pour une Maîtrise Interdisciplinaire en Arts :
Croquis échangé entre étudiants pour l’aménagement du campus virtuel
Vue partielle d’une proposition de modélisation dans Second Life du campus virtuel
De gauche à droite : ateliers de création (spirale), amphithéâtre, ensemble de salles d’exposition,
couloir d’accès au centre d’archivage, salles de cours (molécule), accueil (en haut)
Les recherches entreprises dans et sur cet exercice pédagogique ont donné lieu à diverses
publications dans des colloques et revues scientifiques (des références à ces publications sont
données dans la suite de cet article).
Communiquer de la conception
Les différents documents échangés par les concepteurs, dans cadre de l’exercice ainsi défini,
constituent des éléments de conception. Ils contribuent à enrichir et à définir l’environnement de la
tâche à accomplir, ainsi qu’à son acquittement : concevoir une architecture virtuelle. Par abus de
langage, nous pourrions dire que les concepteurs s’échangent, se communiquent entre eux, de la
conception (une sorte de substance abstraite, idéelle, qu’il resterait à définir). C’est un abus de
langage, une sorte de licence poétique : ils ne s’échangent que des signifiants. Mais alors, en dehors
des ces documents, et de leur différents médias et canaux numériques qui les supportent et
véhiculent, il faut bien qu’il y ait autre chose pour qu’une communication signifiante et efficiente ait
lieu. Il s’agit là évidemment d’un système sémiotique partagé par les acteurs de la communication
et permettant d'associer un signifié aux signifiants échangés. Tentons de préciser ce système
sémiotique : il s’inscrit dans un ensemble de connaissances, relatives au domaine du design et de la
conception, connaissances partagées par les acteurs interlocuteurs. C'est cet ensemble de
connaissances qui conditionne ce que l'on serait tenté d'appeler la bande passante utile de la
communication entre concepteurs. Il permet une certaine compréhension du message (il en
conditionne aussi son émission), et se voit parfois à son tour (notamment dans une activité
pédagogique) informé et enrichi par le message. En tant que constitué d’un partage de
connaissances, il ne peut être défini a priori par les acteurs, mais se dévoile dans le processus
d’échange. En tant que minimum requis pour le décodage des messages, il spécifie peu à peu le
vocabulaire du télé-dialecte, les éléments de dialogue d'une langue véhiculaire qui se précise au fur
et à mesure des échanges. Chaque interlocuteur est invité à croire que « l'autre » partage tel ou tel
aspect de ses connaissances. Une croyance qui peut se révéler mal fondée ; avec quelles
conséquences ? L’échange est mal interprété, le dialogue interrompu, et le conflit s’installe ? Pas si
simple.
Dans le cadre d'un tel exercice de la raison, a priori fortement articulé par une logique épistémique
(« Marie croit que Jean sait que... »), une question ne peut manquer de surgir : sur quelles bases
accorde-t-on à « l'autre » un degré de connaissance ? On pourrait tenter d’y répondre en alléguant
(affirmant ?) qu'il existe un ensemble de connaissances incontournables dans l'activité de
conception (« Je ne peux pas croire que Jean, en tant que concepteur, ne sache pas cela »). Mais ce
n’est pas l’essentiel, et c’est sans doute négliger un aspect particulier de la communication dans une
activité créatrice (à travers un idiolecte ou un dialecte). La signification du message n’est pas
nécessairement totalement maîtrisée. Il ne s’agit pas de décrire précisément un état de choses bien
défini, mais de provoquer l’évolution, voire le chambardement, de cet état de choses. Le message
est aussi chargé d’informer son expéditeur, dans ce que nous serions enclins à nommer une espèce
de ré-entrance :
« As the poet moves from stage to stage, it is not that he is looking to see whether he is
saying what he already meant, but he is looking to see whether he wants to mean what he is
saying. »
Beardsley, M. C., « On the creation of art », pp 291-301 (Beardsley 1965).
Ainsi, dans l’exercice que nous proposons aux concepteurs, certains messages échangés sont
destinés à provoquer l'imagination des deux acteurs. Ils ne se réfèrent pas nécessairement aux
connaissances réputées communes, ils s’aventurent au-delà de ce chemin raisonnable et tentent de
prendre un sens inattendu. Un des acteurs peut se permettre, de demander à l'autre de l'assister dans
la compréhension de son propre message : « Jean délivre à Marie un message dont il ne cherche pas
à maîtriser totalement le sens, et il compte sur Marie pour y détecter ou construire un sens auquel il
ne s"attendait pas ». La boucle féconde évoquée plus haut par Beardsley se fait alors à travers deux
sujets. L'important n'est pas tant ce que le message dénote, mais ce qu'il peut évoquer chez l'autre. Il
peut alors revêtir l'aspect d'un objet à réaction poétique par l'utilisation de l'analogie et de la
métaphore :
La fleur et la toile d'araignée, concept pour l'urbanisation d'un campus virtuel.
Message échangé par le binôme Louise Carey et Matthieu Fauvet
Certains messages semblent donc échapper au cadre d’analyse d’une logique épistémique, ils ne se
réfèrent pas à une croyance, une sémantique, un savoir, partagés. Ils interviennent dans une
communication parfois débridée et hasardeuse comme des objets au sens imprécis, qui ne dénotent
rien de très certain, qui connotent surtout, qui provoque l’imagination et l’association d’idées. Et,
sur ce premier constat d’impuissance à définir un cadre sémantique nécessairement partagé, à
préciser plus en avant les caractéristiques des éléments de vocabulaire du télé-dialecte, nous
sommes bien dépourvus pour mesurer notre bande passante du design… Bon, nous y reviendrons
plus tard.
L’architecture virtuelle
Connaissez-vous un métavers ?
Il semble que l’on puisse appliquer à Second Life la notion de métavers, de méta-univers, telle que
définie par Neal Stephenson dans son roman Le Samouraï virtuel (Snow Crash) (Stephenson 1992).
Stephenson spécifie les caractéristiques de sa notion de métavers comme celle d’un monde 3D
interactif parallèle au nôtre.
« Stephenson's Metaverse is a high definition 3D digital virtual world where users,
represented by their avatars can meet and interact just like they do in the physical world »
Prisco G., « Transhumanism in the Metaverse », (Prisco 2006).
Cette interprétation du métavers semble correspondre à ce qu’offre actuellement Second Life : un
environnement simulé avec un soin de réalisme, où les résidents font déambuler des avatars avant
tout soucieux d’établir des rapports sociaux. Un mode tridimensionnel interactif où les résidents
entrent en communication (Second Life est d’abord connu comme un lieu d’interaction sociale),
échangent de l’information, élaborent des projets et les réalisent dans cet univers qui leur fournit
des outils pour mener à bien leur vision, leur « seconde vie ».
Concevoir pour, dedans et avec
Intimement liée à la notion de métavers, une autre notion fondamentale, et encore plus importante
pour notre propos, est celle d’architecture virtuelle que Second Life permet de développer,
approfondir et mieux saisir. Dans des articles précédents, les auteurs ont tenté de préciser cette
notion comme médium de conception, un outil pour « concevoir dedans ». Ainsi définie,
l’architecture virtuelle devient un environnement particulier pour l'enseignement, l’apprentissage et
la pratique du projet d'architecture. L’architecture virtuelle est donc considérée et présentée comme
un médium global ayant la capacité de supporter et de développer à la fois la représentation,
l'interaction, la modélisation (création) et transformation, la communication et la diffusion des
artéfacts conçus (Côté et al., 2006-b ; Goulette et al., 2008 ; Marques et al., 2009).
Second Life utilise une représentation (une mise en scène) calquée sur notre monde réel. Pour
exploiter une analogie avec ce que nous observons quotidiennement, ce métavers ne se prive pas
d’utiliser les attributs de notre monde : la course du soleil au cours d’une journée (qui dure 4 heures
dans cet univers) avec ses levers de soleil, son ciel variable, du nuageux au temps clair sous l’action
du vent, et ses couchers de soleil aux rendus flamboyants. La physique « naturelle » tend à y être
modélisée et simulée (par exemple : la gravité ou la propagation du son avec l’effet Doppler). Cet
univers, à première vue coutumier et rassurant, atteint par là même un degré de prégnance qui va
conditionner son développement. En effet, si tout ce qui se construit dans Second Life est le fait des
résidents, ceux-ci sont confrontés à un contexte qu’il faut bien qualifier, dans une pratique de
transformation, d’actuel, et qui conditionne leurs réalisations par une approche mimétique du
monde tangible. Tout étant simulé, il est possible de désactiver tel ou tel comportement ou
phénomène mimétiques. De telle sorte qu’il est possible d’y faire voler les avatars, de suspendre
dans le vide les artefacts, quelle que soit leur taille, de marcher sous l’eau, de se téléporter, etc..
Cet univers plus ou moins mimétique et coutumier, selon l’humeur du créateur (initialement,
Linden Lab, puis, les résidents), a déterminé un contexte particulier qui sert maintenant de toile de
fond à toute activité d’aménagement spatial. Tout exercice d’architecture hérite d’un déjà là, d’un
actuel (qui reste toutefois totalement virtuel). Rapprocher ces deux termes, actuel et virtuel, ces
deux états que le théâtre de la représentation numérique convoque dans une même fiction, n’est pas
sans soulever une certaine ambiguïté chez le concepteur. Ce qu’il est tenté de considérer comme un
contexte physique ambiant n’est que représentation, bien évidemment. Mais, à l’opposé, la
représentation de son artefact se voit dotée d’une qualité de présence physique identique à celle de
l’environnement : les frontières entre représentation et réalisation sont abolies. Si le modèle
numérique n’est développé que pour s’inscrire dans, et se confronter à, un monde numérique, il
n’est plus tout à fait modèle et tend à s’octroyer une parcelle de réalité. Maintenant, si l’on
considère que les représentations du projet d’architecture sont à la fois représentations d’un artefact
et traces d’un processus cognitif (en bref, le dessein, au sens où l’entendait Bergson1
), on mesure à
quel point l’exercice de conception dans un tel univers est à même d’offrir un point de vue original
et fertile sur l’enseignement de l’architecture. Cette complexité d’enchevêtrement entre différents
niveaux d’appréciation du projet d’architecture est mise en œuvre lors de la communication entre
étudiants architectes dans le cadre des ateliers de conception collaborative à distance que nous
organisons. Dans ce cadre, communiquer à l’autre (ou façonner devant lui par l’intermédiaire de
son avatar) un objet tridimensionnel, c’est illustrer son raisonnement, et rendre sensible, en
l’installant dans le métavers, l’artefact en cours de conception.
L’entrecroisement de ces niveaux d’interprétation du projet d’architecture fait de ce métavers un
support instable, nomade, fuyant le regard d’indexation ou de définition, pour l’enseignement
prospectif de la conception (activité cognitive qui relève aussi bien des images mentales que des
représentations externes). Il s’agit de concevoir Second Life, dans différents sens du terme : s’en
faire une idée, de ce qu’il est ou pourrait être, et y intervenir dans un geste d’invention. Il faut donc
se mettre à distance de cet univers, le décrypter, l’analyser, et l’investir d’un acte créatif.
L’instabilité ou le nomadisme d’un tel environnement peut constituer, selon la stratégie employée,
un obstacle ou une passerelle entre ces activités.
La nature abstraite de l’architecture virtuelle peut lui conférer une certaine connivence avec
l’activité mentale du concepteur : un schéma, un organigramme, peut être élevé au statut
d’architecture virtuelle (et ne plus constituer qu’un simple accessoire). Toute trace, ou
représentation, est éligible à un tel statut. En particulier les différentes esquisses ou repentirs
peuvent s’incorporer à l’édifice final qui devient alors une illustration plus complète et explicite de
1
« … le dessein inspirateur de l’acte s’accomplissant, lequel n’est point autre chose, disions-nous, que le dessin anticipé
de l’action accomplie. » (Bergson 2006), p. 314.
l’histoire d’un processus, d’un raisonnement. Par sa nature numérique, abstraite, par sa confusion
entre schéma et objet, par sa capacité à offrir un même plan de représentation aux dessein et dessin,
l’architecture virtuelle dans un métavers permet une rencontre originale entre l’intelligible et le
sensible.
Pour résumer, tentons de préciser les cinq caractéristiques essentielles d’une architecture virtuelle
dans un métavers :
1. La représentation : elle peut concerner à la fois l’artefact à concevoir et la trace des
différentes actions qui ont permis sa définition. Les nuances entre représentation et artefact
sont parfois difficiles à établir : in fine, l’artefact est sa représentation, et la représentation de
l’artefact est l’artefact. Toutefois, la conception étant considéré comme un processus se
déroulant dans le temps, les différents accessoires, les différents états de l’artefact peuvent
être assimilés à ses représentations antérieures. C’est le choix du concepteur, et uniquement
ce choix, qui va ou non différentier l’artefact de certaines de ses représentations.
2. L’interaction : elle peut revêtir différents caractères. Par le biais de scripts permettant de
programmer des réactions pour les objets volumiques, elle peut avoir lieu entre objets ou
entre avatars et objets. Elle peut aussi se manifester entre avatars qui s’échangent des objets.
3. La transformation : elle peut être automatique quand l’élément réagit par programme à
certaines conditions de son environnement, ou interactive (je peux prendre en main un
volume et le modifier) si le créateur de l’élément le permet.
4. La communication : un élément peut être un vecteur de communication entre concepteurs
(c’est notamment le cas dans les exercices de conception collaborative qui nous concernent).
5. La diffusion : l’élément peut être perçu, apprécié, utilisé par l’ensemble de la communauté
du métavers.
Il s’agit donc bien de concevoir pour, dedans et avec le métavers
Concevoir ou contempler une architecture virtuelle
Virtuel, actuel
Il semble très actuel de discuter du virtuel. Et c’est aussi très difficile : nous sommes tellement
confrontés à des virtualités dites numériques (pour ne pas parler des autres, celles qui existent
depuis que des créatures vivantes, sapiens ou peut-être pas, se partagent des fictions), qu’il est
parfois malaisé de discerner les frontières qui les séparent de notre bonne vieille matérialité
tangible. Dans d’autres articles (Goulette et al., 2003 ; Marques et al. 2005 ; Côté et al., 2006-a ;
Côté et al., 2009) nous nous sommes acharnés à définir le sens qu’un tel qualificatif pouvait bien
prendre quand on l’associe au mot architecture. Architecture virtuelle, un oxymore ? Peu importe,
cela existe, vous en avez peut-être déjà entendu parler. C’est une « chose » (là, on ne s’avance pas
trop) qui repose intégralement sur des techniques numériques, sur des formes de déploiement du
nombre dans l’espace.
« C'est pourquoi le nombre, composé selon une loi déterminée, est décomposable selon une
loi quelconque. En un mot, il faut distinguer entre l'unité à laquelle on pense et l'unité qu'on
érige en chose après y avoir pensé, comme aussi entre le nombre en voie de formation et le
nombre une fois formé. L'unité est irréductible pendant qu'on la pense, et le nombre est
discontinu pendant qu'on le construit : mais dès que l'on considère le nombre à l'état
d'achèvement, on l'objective : et c'est précisément pourquoi il apparaît alors indéfiniment
divisible. Remarquons, en effet, que nous appelons subjectif ce qui paraît entièrement et
adéquatement connu, objectif ce qui est connu de telle manière qu'une multitude toujours
croissante d'impressions nouvelles pourrait être substituée à l'idée que nous avons
actuellement. »
Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 62 (Bergson 2007).
Surprenantes comme définitions de la subjectivité et de l’objectivité rapportées au nombre… Quand
Gilles Deleuze commente ce passage, il est d’abord pris d’un doute :
« Prises à la lettre, ces définitions sont étranges. En vertu du contexte, on aurait même envie
de les intervertir. Car n'est-ce pas l'objectif (la matière) qui, étant sans virtualité, a un être
semblable à son "apparaître" et se trouve donc adéquatement connu ? Et n'est-ce pas le
subjectif qu'on peut toujours diviser en parties d'une autre nature, qu'il ne contenait que
virtuellement ? On aurait presque envie de croire à une faute d'impression. »
Gilles Deleuze, Le bergsonisme, p. 37 (Deleuze 1966).
Mais il se rassure rapidement. Car c’est effectivement, le subjectif, le virtuel, qui nous paraît
entièrement et adéquatement connu. Tout simplement parce que nous devons l’admettre tel quel, tel
qu’il nous a pénétrés dans une sorte de violation de conscience, d’hallucination consensuelle, et tel
qu’il échappe à d’éventuels investigations empiriques qui pourrait en préciser la nature, la
composition, le fonctionnement. Il n’existe que dans notre conscience, comment voudriez-vous le
prendre, le poser sur la table, et l’étudier plus en détail ?
« Mais rien ne change à l'aspect total d'un corps, de quelque manière que la pensée le
décompose, parce que ces diverses décompositions, ainsi qu'une infinité d'autres, sont déjà
visibles dans l'image, quoique non réalisées ; cette aperception actuelle, et non pas
seulement virtuelle, de subdivisions dans l'indivisé est précisément ce que nous appelons
objectivité. Dès lors, il devient aisé de faire la part exacte du subjectif et de l'objectif dans
l'idée de nombre. Ce qui appartient en propre à l'esprit, c'est le processus indivisible par
lequel il fixe son attention successivement sur les diverses parties d'un espace donné ; mais
les parties ainsi isolées se conservent pour s'ajouter à d'autres, et une fois additionnées
entre elles se prêtent à une décomposition quelconque : ce sont donc bien des parties
d'espace, et l'espace est la matière avec laquelle l'esprit construit le nombre, le milieu où
l'esprit le place. »
Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, pp. 62-63 (Bergson
2007).
Subjectivité et objectivité dans l’architecture virtuelle
Dans d’autres ouvrages, Bergson reviendra sur ce processus de spatialisation du nombre, et sur les
dangers qui y sont associés, notamment lorsqu’il s’agit de mesurer le temps. Mais pour l’instant,
intéressons-nous à l’architecture virtuelle : si, dans le cas évoqué par Bergson, c’est l’espace qui
nous permet de penser le nombre, dans le cas de l’architecture virtuelle, il semblerait que ce soit le
nombre qui nous aiderait à penser l’espace. Plus exactement, ce sont les déploiements du nombre
dans la géométrie qui nous aideraient à voir une étendue, une extension continue, là où ne règne que
le calcul, que des équations sur des éléments discontinus (de par les limites de l’informatique à
traiter du continu). Les environnements virtuels, grâce à leurs interfaces de construction parfois très
sophistiquées, permettent donc aux concepteurs de composer un nombre-espace, une discontinuité
qui se précise sous différentes échelles, puis de « l’objectiver » en livrant un espace-nombre
indifféremment décomposable. Subjectivité et objectivité sont alors deux catégories qu’il est
difficile d’établir définitivement quand il s’agit d’architecture virtuelle : la subjectivité semble
présider à sa construction, et une certaine part d’objectivité semble nécessaire à sa contemplation. Il
s’agit donc bien de définir la conception comme un processus qui se déroule dans un temps
irréductible (celui de la subjectivité) et dont l’arrêt convoque une certaine forme d’objectivité
(même si l’existence d’une architecture virtuelle est avant tout subjective). Si cette dernière
objectivité n’est pas celle de la matière (comme dans le cas d’une architecture physique), elle doit
nécessairement en partager certaines qualités pour les processus mentaux de l’observateur.
Conclusion où l’on reparle, brièvement, de connaissances
Dans le métavers utilisé, les étudiants concepteurs travaillent dans un espace commun (et virtuel)
autour d'un même objet, d'un même artefact qui vient structurer cet espace : ils sont alors
« designing within the design », et le message qu’ils échangent tend à devenir l'artefact lui-même.
Ce que l’on peut observer, c’est que les connaissances partagées sont avant tout celles relatives au
processus de conception lui-même : le démarrage (toujours délicat), la recherche de pistes à
développer, les outils qu’il faut convoquer en fonction de l’avancement, les possibilités de retour en
arrière, les changements d’échelles, la « dure obligation du tout », etc.. Les autres connaissances,
celles que l’on pourrait qualifier de plus littérales ou moins procédurales, viennent se greffer autour
d’un savoir-faire complexe, et les échanges auxquelles elles donnent lieu peuvent revêtir des formes
très particulières et difficilement prévisibles. Les informations qui passent dans les tuyaux de
communication entre concepteurs sont disparates, difficilement analysables en dehors de toute
référence à un état du processus dont elles enrichissent le développement. Il ne semble alors pas
vraiment raisonnable de vouloir mesurer la bande passante du design. Tout au plus, peut-on
revendiquer qu’elle soit la plus large possible.
Références
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Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, 2007 (1° édition 1889).
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