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BLAISE CENDRARS
LA DIFFÉRENCE
ANTONIN POTOSKI
MICHEL jULLIEN
FREDERICK ExLEY
EDOUARD   GANCHE
Mensuel                       ~: 04 67 92 29 33
11111111111111111111111111111
o   901101       530765                      T.M.: 8 000                   L.M.: 35000

                                                                 AVRIL 2011




        Celui qui reste
        Camille de Toledo cherche dans la littérature à s'affranchir de tous les déterminismes et à penser
        radicalement le :XXle siècle. Coupé volontairement de sa famille, la mort et l'écriture l'enjoignent
        aujourd'hui de renouer avec ses origines. À rebours peut-être du premier élan.


                       'est comme un hameau au cœur de Paris. Près du .         le cœur même de l'ordre! » Une inversion des valeurs tradition-
                       métro Parmentier à la sortie duquel débordent les        nelles inscrite finalement dans la société du spectacle ... La vieille
                       terrasses ensoleillées des restaurants, un passage       bourgeoisie (représentée par le patriarcal Mickey) s'apprête à
                       pavé isole ceux qui habitent là des bruits de la ca-     construire des lieux de mémoire universelle, comme ce « Memo-
                       pitale. On entre par une grille, on longe des mai-       rial Park dans les Balkans ( ... ) situé à l'emplacement d'un ancien
                       sons et des ateliers d'artistes sous le rire d'enfants   camp de réfugiés. ( . . . ) Il Y aura un train fantôme. Il traversera des
      qui jouent là, comme en une longue cour de récréation. Un oli-            charniers, et, sous chaque voûte artificielle, on verra des étoiles fi-
      vier, un peu maigrelet dans son pot, fait office de repère. On son-       lantes pour chaque génocidé. }} La plume caustique de l'écrivain
      ne, mais notre hôte nous surprend en venant depuis l'autre côté           trempe dans une même encre que celle utilisée pour l'essai, mais
      du passage où il a laissé son scooter. Lunettes à monture épaisse,        le roman, déjà, propose une multitude de lectures, brouille les ca-
      sourire franc, Camille de Toledo nous présente la jeune femme             nons du genre, joue des masques et des ombres.
      qui garde ses trois enfants quand ni lui ni sa compagne ne sont là,       La complexité romanesque s'accentue avec Vies et mort d'un terro-
      propose un verre et de monter à l'étage pour                                                         riste américain qui creuse dans la fiction des
      l'entretien. On sal ue au passage deux têtes                                                         verticalités étourdissantes. Jouant des codes
      blondes qui, dans un lit où flotte encore le
                                                            Lire de Toledo c'est                          .cinématographiques, de l'intrusion du ma-
      sommeil, regardent un film qui aurait pu être         à la fois suivre une                           tériau autobiographique au cœur de la fic-
      Le Magicien d'Oz.                                                                                    tion, des niveaux différents de narration,
      Divisons l'œuvre écrite de Camille de Toledo          entreprise de                                  Vies et mort semble déployer tout un laby-
      en deux voies non parallèles : les essais y tra-                                                     rinthe d'écritures, de strates, de trompe-
      cent une route droite comme une lame, les ro-
                                                            démolition et entrer                           l'œil. De belles inventions et l'aisance d'une
      mans serpentent et ramifient des fictions             sur un chantier de                             langue qui semble puiser dans tout le
      éparses. Ces deux voies se rejoign ent                                                               spectre de la littérature conduisent le lecteur
      aujo urd'hui avec Vies potentielles dont la publi-    construction.                                  à glisser de trappe en trappe dans les sous-
      cation marque peut-être une nouvelle étape.                                                          sols d'une fiction origamique. Lire Camille
      Le succès de son premier livre, Archimondain, jolipunk aurait pu          de Toledo c'est à la fois suivre une entreprise de démolition (faire
      valoir une belle notoriété à Camille de Toledo s'il en avait accep-       table rase des héritages, démonter la doxa) et entrer sur un chan-
      té le malentendu. Écrit à 25 ans, ce livre-là fut perçu comme le          tier de construction (celle d'une écriture propre à dire le siècle en
    1 livre d'une génération: celle de ceux qui grandirent sous Mitter-         cours).
      rand, découvrirent le monde à la chute du mur de Berlin, et la fin        Avec Visiter le Flurkistan, Camille de Toledo s'en prend à un tex-
      du monde avec la chute des tours jumelles. L'essai fustige l'hérita-      te de promotion présenté comme un manifeste littéraire: l'appel
      ge transmis à cette génération à laquelle on aura annoncé la fin          lancé en mars 2007 au moment du Salon du Livre par quelques
      des idéologies (1989) et la fin de l'Histoire (200 1), imposant « un      écrivains rassemblés autour de Michel Le Bris sous l'intitulé: Ma-
    1 sentiment diffus, désagréable et obsédant: une claustration! » L'au-       nifeste pour une littérature-monde. La réponse de l'auteur d'Archi-
      teur y fait preuve à la fois d 'une intelligence lucide hors normes        mondain porte haut la virulence et la pensée. Il désigne les écueils
      et d'un engagement intime (s'y dévoilant) qui hybride le genre.           moraux, politiques et esthétiques du pseudo manifeste et tente, à
      Essai remarquable qui sera remarqué aussitôt par les dandys mé-           nouveau, d'établir les possibilités d 'une écriture du XXI' siècle.
      diatiques qui voudront le couronner plutôt que le lire. Succès im-        Cette écriture doit, pour se faire, s'affranchir de l'héritage histo-
      médiat et trompeur qui viendra coller une étiquette sur son au-           rique du siècle qui la précède. C'est tout l'enjeu du très bel essai
      teur, lui qui, justement, voulait routes les enlever.                     qui suivra: Le Hêtre et le bouleau réflexion en forme de kaddish
      JI lui faudra du temps pour revenir en librairie par, cette fois, la      pour le siècle défunt, pour, surtout, rendre respirable le siècle
      voie romanesque. L Inversion de Hieronymus Bosch opère comme              naissant.
      une fable . Leopold personnage à la fois sadien et balzacien lance         Camille de Toledo est un pseudonyme avec lequel Alexis Mitai
      depuis les États-Unis une gamme de produits qui s'apparentent à           signe ses livres (sauf un). Le vrai nom apparaît dans Vies et mort
      des sex-toys psychiques et inventent une nouvelle sexualité plané-         d'un terroriste américain et désigne le scénariste d'un film.
      taire. Jusqu'à faire des plaisirs sexuels « un vecteur de conserva-       Alexis Mitai est né en 1975 (et non en 1976 comme indiqué gé-
    I tion», et affirmer que « la subversion, c'est l'ordre, la pornographie,   néralement) à Lyon. « Ma mère tenait à accoucher près de sa propre
mère. » Comme cela avait été le cas deux ans auparavant pour Jé-         liale: « c'était lui le conteur, le récitant. Ce sorzt de très beaux souve-
    rôme l'aîné, les parents quittent Paris juste pour l'accouchement.        nirs que j'ai avec mon père. Par exemple, il m'a raconté que pendant
    S'il ne grandit pas à Lyon, la capitale des Gaules est toutefois          la guerre, mon grand-oncle pilotait des avions dans la famille et s'est
    l'un des lieux de l'origine familiale où s'est déployée une impo-         amusé un jour à mimer les bombardements en lançant des balles de
    sante généalogie, moteur (répulsif et attractif) de l'œuvre. Tâ-          tennis sur les courts pour empêcher les parties. Il y avait une profon-
    chons d'en survoler quelques branches: « Mon père descendait              de insouciance qui est inadmissible aujourd'hui, mais qui reste très
     d'une famille juive d'Espagne: cest la diaspora de Toledo que je re-     belle. »
     trouve en 1992 lorsqu'on commémore les 500 ans de l'expulsion des        On devine déjà tout un roman familial, une épopée à laquelle
    juifi d'Espagne à Tolède. Ils partent vivre à Smyrne, dans l'Empire       jusqu'à présent l'écrivain a voulu tourner le dos. Mais si la matiè-
     Ottoman où ils parlent ladino qui est le judéo-espagnol. Cette           re est riche, elle ne permet pas de s'affranchir du nom.
     langue se perd au moment où, au début du XX' siècle, mon arrière-        Sa mère, justement, porte un nom célèbre puisqu'elle est la fille
    grand-père Victor passe en France pour faire des études de pharma-        d'Antoine Riboud, le fondateur de BSN, puis de Danone, l'un
    cie avant de s'installer en Suisse. Il abandonne le ladino pour s'inté-   des plus puissants groupes industriels français. Son oncle Jean est
    grer à la société occidentale. Il crée la Pharmacie Principale de         le président de Schlumberger. « Le mariage de mes parents est d'un
1    Genève. C'est une histoire extraordinaire, j'en ferais peut-être un      déterminisme dingue. Gérard Mitai, polytechnicien, rencontre la fille
    livre qui s'appellera Une histoire juive heureuse du xx" siècle. »        d'Antoine Riboud, le patron de BSN Mes parents se marient après
    La fille de Victor s'installe à Lyon où elle rencontre « un bour-         s'être fréquentés aux Etats-Unis, à l'université de Stanford durant les
    geois catholique et lyonnais, Jérôme Mital. » De leur union naîtra        années du Power Flower. Mes parents étaient très réservés vis-à-vis de
    le père de Camille de Toledo qui deviendra orphelin de père à             ces mouvements post-68. Ils voulaient être du côté du monde moder-
    14 ans, « puisque les hommes du côté de mon père meurent jeunes li.       ne, tout en charriant certaines idées sur la tradition.
    Jérôme MitaI était un héritier: son père avait eu l'intuition de          Pour moi, tout ça me semble un vaste jeu de domino: mon père perd
    cultiver à grande échelle du riz en Camargue en prenant modèle            son père à 14 ans. Lorsqu'il rencontre ma mère, c'est déjà un ami de
    sur l'économie américaine. Sportif, l'homme fut « en quelque sor-         la famille. Il se choisit un père de substitution dans la figure d'Antoi-
    te le cinquième des quatre mousquetaires du tennis français » et son      ne Riboud. Antoine, lui-même, a perdu son père Camille qui s'est ti-
    nom apparaît au palmarès de quelques tournois de golf.                    ré une balle en 1939 et sera un peu adopté par Maurice Schlumber-
    C'est le père de Camille de Toledo qui rapporte l'histoire fami-          ger dont le frère était un des cofondateurs de la NRf »
L'arrière-grand-père Camille était banquier, mais se rêvait
 écrivain et a noirci un très grand nombre de carnets. C'est à
 lui, le suicidé, que notre hôte emprunte le prénom de son
 hétéronyme, pour échapper au tropisme de la famille qui
 voulait qu'on soit banquier ou industriel et regardant aussi
 vers Marc Riboud (frère d'Antoine) le photographe. « Je suis
  quelqu'un de la coupure, comme beaucoup au moment de
  l'adolescence. Il y a une phrase qui dit ça dans Vies p0ten-
  tielles, l'idée qu'il faut mener sa vie pour qu'elle soit un mystère
 auprès de ceux qui t'ont enfanté. »
 Le refus du nom, l'écrivain le transforme en un hommage
 adressé à une femme qui vit au dernier étage de sa maison
 parisienne: la nourrice de son enfance. « Elle est ma conscien-
  ce, mon éthique de l'écriture. Mazet a appris à lire à 16-17
 ans, venue comme fille au pair chez ma grand-mère. C'est une
 figure d'extrême timidité, qui n'a pas l'aisance sociale de notre
  milieu. L'empreinte maternelle réelle chez moi, c'est Mazet
  (dont le nom est l'érosion du nom de Mademoiselle). Etre du
 côté de la nourrice, qu'est-ce que ça donne? »
 Il se peut qu'on la croise, Mazet, ici ou là, dans Vies prJten-
 tielles ou dans la Maria de L'Invention ... Une figure à l'op-
 posé de ce que Camille de Toledo appelle « l'artistocratie »
                                                                        En voyages, il réalise régulièrement des photos autour des lieux qu'il traverse (série Nowhere)
 qui « ne serait pas un problème si elle n'était reliée à l'oligar-
 chie de pouvoir qui se garde les bonnes places tandis que tout le mon-       La famille s'est d'abord installée à Marnes-la-Coquette derrière le
 de rame et lutte pour sa survie. On ne peut pas ne pas être révolté          bois de Saint-Cloud dans la banlieue ouest où les deux frères vont
 contre cette forme d'héritage qui produit de l'aisance sociale, de l'en-     grandir. « C'est mon Combray» . Les week-ends, les amis de la fa-
 tregent surtout quand on a été élevé par quelqu'un qui a donné sa            mille qui viennent manger font partie de l'élite montante de la
 vie, son savoir, son temps tout en ne faisant pas partie de cet univers-     nation, entrés en politique et en fonction dirigeante dans les
 là. Ça produit une sensibilité et une éthique très fortes. On ne peut        grandes entreprises ou les médias avec le mitterrandisme. Enfance
 pas être du côté du milieu. »                                                très protégée au sein de laquelle la fraternité conduit le jeune
 Mais cette sensibilité politique est peut-être aussi un héritage pa-         Alexis à suivre partout son
 ternel. Gérard Mitai, le père de Camille de Toledo, va travailler            grand frère Jérôme. On fait              De Londres à                  Don
 plus de dix ans dans l'entreprise d'Antoine Riboud et c'est lui qui          beaucoup de sports selon la
 rédigera le fameux discours de Marseille en 1972 dans lequel                 tradition familiale: tennis              Quichotte, de Tanger
 pour la première fois est évoqué le concept de développement du-             et ski (Alexis est champion
 rable. Discours novateur en cela qu'il vise à redonner à l'entrepri-         de descente et verra lors                à la Villa Médicis.
 se une dimension humaine. « Mon père est ensuite devenu produc-              d ' un entraînement un
 teur de cinéma. C'est plein de merveilleux souvenirs pour moi. Je suis       concurrent se tuer, décapité par un câble) . En ville, les deux fran-
 allé voir quelques tournages, mais ça faisait peur à ma mère qui pen-        gins « rident » sur leur skateboard et ne ratent aucun film de la
 sait que cette bohème de luxe risquait d'être immorale. Mon père a           série « Les rois de la glisse » qui « représentait pour nous un modèle
 travaillé pour Caumont, UCc, il a été distributeur avant de passer            de vie ». L'éducation entamée par une maternelle américaine, le
 à la production. » Il coproduit Europa de Lars Von Trier, Jésus de           conduit durant deux ans dans un collège de jésuites de Versailles,
 Montréal de Denys Arcand, « l'histoire d'une sorte de Jésus moderne           « ça a été un choc culturel mais drôle en même temps avec le passage
 qui donne ses organes. Mon père montrera ce film aux cancéreux                obligé au confessionnal ».
 avec lesquels il va vivre les derniers jours de sa maladie. C'est un sou-    Vers 14 ans, « c'est le grand tournant avec l'arrivée à Paris où la fa-
 venir absolument bouleversant. .. »                                           mille s'installe et l'entrée à Henri N où je me sens analphabète. Je
 Il va cosigner avec Richard Gotainer le scénario de Rendez-vous               n'ai pas les codes. Je le vis assez mal. C'est là que la lecture commence
 au tas de sable que réalise Didier Grousset et qui va lui coûter              vraiment,' avant, je me souviens que ma mère me lisait Le Lion de
 beaucoup d 'argent. « Il rêvait de faire fortune et ce film a été un dé-      Kessel, La Gloire de mon père et Le Château de ma mère. Ainsi
 sastre. J'ai retrouvé des photos extraordinaires en vidant sa maison          que de Charly et la chocolaterie de Roald Dahl qui est peut-être
 après sa mort; on le voit aux bras de la Dombasle, avec ses lunettes         présent dans L'Inversion de H. Bosch.
 de producteur ... Il devait se raconter des histoires (rires). »              Pour me faire accepter, je me mets à tout lire, je notais tout titre dont
Sa métamorphose en producteur de cinéma marque une rupture                    j'entendais parler et j'essayais de le lire. Là, commence toute une
 avec Antoine et le temps du « désamour » avec sa femme, Christine             construction mondaine ou des lectures m'aident à être clairvoyant. »
Mitai. « Dans mon enfance la polarité de la tristesse était du côté de         L'un des premiers livres qu'il lit doit lui révéler pourquoi ses pa-
 ma mère. Mon père était plutôt du côté de la joie, ou de l'insouciance. »     rents l'ont prénommé Alexis: c'est Les Frères Karamazov qui va
Elle, après ses études à Stanford, a commencé une carrière de jour-            déclencher une passion pour la littérature russe « qui a à voir avec
naliste économique à France-Soir avant de devenir rédactrice en                la compassion. Les grands livres sont des livres de compassion. La lec-
chef du Nouvel Observateur. « Il faut imaginer ce que c'est d'être jour-       ture change ma vie. »
 naliste écon omique avec un père qui pèse autant sur la vu                    Il va suivre alors une voie d'excentricité comme si c'était la seule
financière . .. »                                                              façon d'être accepté: « je m 'habillais en femme. Je ne comprends
Il entame alors un grand voyage pour coréaliser un documen-
                                                                                  taire: Une journée dans la vie d'un pneu qui raconte l'histoire de
                                                                                  la fabrication d'un pneu du prélèvement du caoutchouc, jus-
                                                                                  qu'à l'usine, en passant par les Fonds de pension qui pilotent
                                                                                  les grandes entreprises; il se rend en Thaïlande, au Brésil, en
                                                                                  Allemagne, aux États-Unis. Le cinéma se partage alors entre
                                                                                  documentaires et fictions de « cinéma pauvre » où il lui arrive
                                                                                  de filmer, jouer et faire la musique en même temps.
                                                                                  Le voyage est un autre de ses pôles. « J'ai foit des voyages récur-
                                                                                  rents à Tanger de 18 à 24 ans. »Il se lie d'amitié avec un vieux
                                                                                  chorégraphe qui y avait une maison où étaient descendus les
                                                                                  Rolling Stones. Il consomme beaucoup de drogues (notam-
                                                                                  ment du crack) durant cette période intense. « On vivait en
                                                                                   bande chez cet ami chorégraphe, qui à 80 ans prenait énormément
                                                                                  de drogues. J'ai commencé à écrire un livre sur nous; ça s'appelle
                                                                                  Les Affamés: on était des crevarc/s, « nous n'étions rien et ce que
                                                                                  nous voulions? Tour. » Archimondain, joli punk, sera un chant
                                                                                  d'adieu à ce monde de crevards, à cette vie de nuits où on allait de
                                                                                  fltes en fltes, de bars en bars, dans Paris. C'était une nuit de misè-
                                                                                   re, de crève-la-foim. J'ai un regard ému sur ce monde car j'y ai
                                                                                  perdu un ami, Marc qui était le parrain de ma fille et qui est mort
                                                                                  d'une overdose. Cette disparition a commencé le cycle des morts .. . »
                                                                                  S'il écrit, sur deux ans, Archimondain, jolipunk, c'est que la
1   pas pourquoi je foisais ça. » Il explore son homosexualité, fait de la     commande lui a été passée par une éditrice de chez Calmann-Lé-
    guitare (plus tard il fera la musique de certains de ses films), de la     vy qui a vu Globalement contre, son documentaire sur l'insurrec-
    photo: «jëtais très agaçant surtout vers 22-23 ans, je ne voulais pas      tion. La sortie de l'essai « a été un malentendu énorme. Il a été lu
    du commun. Je deviens un mystère pour mes parents. »                       socialement, comme le livre d'une génération. Je n'ai pas aimé l'usage
    Dès qu'il découvre la littérature, il se met à écrire. Il se remémore      qui a été foit de ce livre par de petits barons ».
    le premier ordinateur apporté vers 1982 par sa mère: un TO? de             Pour fuir Paris, il dépose sa candidature pour la Villa Médicis où
    chez Thomson sur lequel il va écrire des pastiches et commencer            il est accepté après le tournage d'un documentaire sur le G8 de
    sans cesse un « roman russe », revenant infiniment sur la scène            Gênes qui va lui faire rencontrer la mère de ses futurs enfants.
    inaugurale, une pluie qui tombe, s'infilrre sous le pavé, traverse le      Une première fille naît alors qu'il est resté à Rome et la famille va
    plafond d'une cave où des hommes jouent aux cartes ... D'Henri             s'installer dans un minuscule appartement de Marseille. L Inver-
    IV, Camille de Toledo se souvient du professeur Azoulay « c'était          sion de Hieronymus Bosch lui vaut une visite de Bernard Wall et le
     un homme habité, un fou, qui nous foisait écrire et écrire et écrire.     directeur des éditions Verticales qui fait le voyage pour lui dire
     Tu sentais que la littérature était une question de vie ou de mort. Je    qu'il veut faire ce livre, « c'est Bernard Wallet qui m'a foit devenir
    suis resté totalement impressionné par cet homme. »                        réellement écrivain ».
    Le bac en poche il fait une hypokhâgne en droit où il lit beau-            Quand le livre paraîtra, à l'automne 2005 , la mort aura déjà im-
    coup de philosophie, suit le cursus de sciences-po (<< où je m em- .       posé son retour du réel, contre la fiction. C'est donc le meilleur
     merdais »), celui de littérature comparée à Censier (sans aller en        ami, Marc, qui meurt d'overdose le 1ec janvier, puis le 1« mars,
    cours) . « À sciences-po, j'y vais suffisamment pour saisir la doxa.       c'est Jérôme, son frère, qui se pend dans un appartement vide de
    Lorsque tu es passé par là, et que tu as un tout petit peu de distance     la famille. « Je le découvre avec mon père, on le décroche ensemble.
    avec la doxa, tu vois à quel point elle circule dans chaque parole dite     C'est d'une violence inouïe. »
    le matin à la radio. »                                                     Neuf mois plus tard, c'est sa mère qu'on retrouve morte, seule,
    Il parr à Londres pour faire des études d'Histoire à King's Colle-         dans un bus: rupture d'anévrisme. On est le 26 janvier 2006, da-
    ge: « Mon éducation, c'était les humanités. Ça m'a décloisonné la tê-      re anniversaire de la naissance de Jérôme. Camille de Toledo
    te. J'ai pris beaucoup de choses de diffirentes sciences humaines, in-     n'insiste pas sur les faits, mais il révèle que chacun de ses morts
    fluencé par un livre que je cite dans L'Inversion de Hieronimus            lui a fait signe le jour de sa disparition: sa mère déjeune avec lui
    Bosch : Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione, le grand          avant de succomber, son frère lui donne rendez-vous, Marc l'ap-
     best-seller de la Renaissance. Les études de droit m'ont donné une sen-   pelle au téléphone.
    sibilité à cette écriture d'une très grande précision, avec beaucoup       Il évoque la disparition de son père qu'il a accompagné jusqu'à la
    d'exégèses, de commentaires. Ça reprend les formes du texte biblique. »    fin survenue l'an dernier: « C'est lui mourant qui va m'apprendre
    Au retour de Londres, après sciences-po et un séjour à New York,            à sortir de cette angoisse de la mort en me conduisant sur une voie
    il souhaite créer un magazine littéraire, et avec trois amis, il fonde      insoupçonnée, quasiment mystique. »
    Don Quichotte qui sera finalement un magazine plus politique,              Cela est dit dans Vies potentielles, dont la sortie sonne comme une
    plus généraliste. Trois formules se succéderont en trois ans (de 98        résurrection. Camille de Toledo sourit. Dehors des enfants
    à 2000). « On tirait à 4000 exemplaires. On ne s'est pas foit beau-        crient. Son fils appelle d'en bas. « J'ai un projet de film avec mon
    coup d'amis. La troisième année, on foit entrer du capital; on croit       fils. Je voudrais filmer la traversée des Cévennes que nous ferions en-
    avoir un engagement du Monde qui nous propose la vente en                   semble, lui à trotinette et moi sur mon skate. » On se demande s'il y
    kiosques en nous promettant de nous renflouer un peu plus tard, mais        a plus belle idée de transmission.
    nous laissera couler. Je vis très mal cet échec. »                                                                            Thierry Guichard
Entamée par un essai vif et brillant,
l' œuvre de Camille de Toledo déploie
une hétérogénéité complexe où fiction
et pensée inventent le siècle naissant.
Avec son nouveau roman, la route
s'infléchit et aborde des paysages plus
ouvertement autobiographiques.




La vie des
autres
                           ener un entretien avec Camille de




        M
                           Toledo s'apparente presque à de la
                           spéléologie: l'écrivain prend très
                           au sérieux les questions qu'on lui
                           pose et profite de l'espace qu'elles
                           ouvrent pour entraîner son inter-
        locuteur très loin dans les différentes strates de
        l'écriture, de la pensée, de la vie, qu'elle soit intime
        ou universelle. Le langage est d'évidence pour lui
        une affaire sérieuse. Vitale même.
        La voix parfois se fait ténue quand la parole s'ap-
        proche un peu trop des gouffres intimes, de l'évo-
        cation des morts qui en peu de temps ont fait de
        cet écrivain en rupture, l'héritier de ceux dont il
        avait pensé s'affranchir. Pourtant, Camille de Tole-
        do se livre pleinement, comme si l'injonction de
        penser juste et sans affèterie imposait de passer
        outre la pudeur, la douleur, le doute. Si ses essais ont la fluidité       s'affranchir de tous les déterminismes (sociaux, culturels, fami-
        du coup de sabre, ses romans, jusqu'à aujourd'hui semblaient mi-           liaux) pour inventer sa propre existence, elle devra peut-être en
        ner la fiction qui les légitimait. Une manière de dé-raconter les          passer par l'exploration de l'origine, par le devoir de raconter la
        histoires afin de faire entendre le pouls d'un siècle trop rapide,         vie des défunts. Jusqu'à faire le deuil d'elle-même?
        trop peu humain.
        Les morts soudaines de son ami, son frère, sa mère, l'agonie de              Cinéma, photographie, musique, romans, essais: la multi-
        son père Ont imposé un retour du matériau autobiographique                   plication des champs artistiques que vous pratiquez rend
        (certes encore brouillé, fragmenté, contourné) dans les Vies poten-          difficilement percevable l'identité de l'œuvre en cours. Cet
        tielles qui paraît cette ann ée. Soit dix ans après l'attentat du            éclatement des productions artistiques n'est-il pas une sorte
        World Trade Center qui désignait dans Archimondain, jolipunk la              de masque qui s'ajoute aux hétéronymes?
        parenthèse fermée de l'Histoire, la date palindrome de la chute            Je crois que l'hétéronymie a plus à vo ir avec l' idée que nous
        du Mur de Berlin le 9 novembre 1989. Du 9/11 au 11/9, de la                sommes perdus pour le présent. Nous ne voulons pas de sa ré-
        fin des idéologies à la fin de l'Histoire, la stèle était prête pour en-   duction. Je l'ai vécu très violemment lors de mon premier livre
        terrer l'avenir de toute une génération. Une stèle qu'Archimon-            publié: la sottise de la visibilité. L'idiotie de la réduction. Le jeu
        dain , jolipunk et les romans à sa suite voulaient soulever et             de massacre de l'exhibition qui dépouille ce qui est écrit du sens,
        fendre , allant jusq u'à dénuder l'hétéronymie de l'auteur qui             de la recherche. J'ai dû faire pénitence. Pour échapper au juge-
        s'avançait nu dans l'épilogue du premier livre. Si l'œuvre vise à          ment qui se porte sur ce qui apparaît de nouveau, d'inouï. Je me
suis émietté. Je suis passé de l'inouï à l'inaudible, de ce que l'on      d'être écrivains. Nous sommes écrivains, je crois, parce que nous
    croit avoir compris - la figure stéréotypée de la révolte - à ce que      avons eu une certaine expérience de la lecture. Et comme le fu-
    l'on rejette pour incompréhensible -le désir secret d'une profon-         meur cherche à retrouver le goût de sa première cigarette, nous
    de métamorphose. J'ai dû consciemment me mettre en mor-                   cherchons, humblement, à transmettre cette même eXpérience, en
    ceaux. Contourner cette époque, son présent, pour tisser d'autres         nous montrant dignes, dans nos écrits, de ces lectures qui ont
    liens: des liens secrets où la parole a encore un sens. Je dis sou-       changé notre manière de voir. En ce sens, je dis que la littérature
    vent que j'ai dû tout reconstruire. Mais c'est vrai. Tout.                est un savoir. Elle porte un savoir singulier, que l'on ne retrouve
    Quant à la multiplicité des langages - photographie, vidéo, mu-           dans aucune autre science. C 'est cette science - les gens qui par-
    sique - je dois avouer que tout ça est très exagéré. Plus nous            lent de pur roman pourraient également s'entendre sur ce mot
    vieillissons - j'ai maintenant trois enfants -, plus nous sommes          « science » en reconnaissant que c'est aussi une science du récit,
    obligés de choisir. Les images, je m'en sers comme traces, comme          de la composition - c'est cette science, donc, qui a la responsabi-
    lieu d'expérience, et c'est vrai, parfois, comme langage principal.       lité de la voix humaine. Mais c'est aussi par ce savoir de la littéra-
    Mais tout revient in fine à l'écriture. Tout découle d'une nécessité      ture que l'on peut reconquérir, non pas le monde, mais au moins
    de répondre, par tous les moyens, à l'Histoire que l'on nous impo-        une sensation du monde.
    se. Comme dans ce film des Monty Python où l'on coupe un bras             « Mon territoire littéraire », je crois qu'il se dessine dans ma ré-
    à un chevalier qui se bat avec l'autre bras, où on lui coupe une          ponse. Je suis un type particulier de re-lisant. Je sais qu'il y a des
    jambe et il se bat avec l'autre jambe. Nous devons tenter de ré-          lecteurs-mangeurs. J'aime l'idée qu'il y ait une gourmandise à lire
    pondre que ce soit par les images, la poésie, la violence, l'art ou       des livres, mais je ne suis pas cette espèce-là de lecteur. Il y a, chez
    l'amitié. J'ai traversé une longue période d'émiettement, de cloi-        moi, une oscillation entre la poésie et la science. Comprendre,
    sonnement qui, j'espère, se termine. Désormais, je ne reconnais           saisir le temps où nous vivons et - ce qui n'est pas la moindre des
    plus qu'une seule voie: contre-écrire pour reprendre possession du        tâches - réfléchir à ce que c'est que ces deux choses, un écrivain
    monde. Que ce soit par l'image, la littérature, les vidéos, l'opéra ...   et un livre, au XXIe siècle. À quoi est-ce qu'ils peuvent bien enco-
    Certains écrivains ont la chance de vivre longtemps dans le cœur          re servir? C'est en ce sens que je m'inscrirais volontiers dans une
    et le secret de quelques lecteurs savants. D'autres ont la chance de      tradition de ce que j'appelle: les écrivains du vertige. Je pense à ce
    trouver immédiatement leur voix et leurs complices. Quant à moi,          moment extraordinaire, commenté par Borgès, où le Quichotte
    j'ai erré. Il aura fallu du temps et bien des malentendus pour trou-      se met à lire ses propres aventures. Il y a de ça dans Vies et mort
    ver le lieu de l'écriture et les fraternités qui l'autorisent.            d'un terroriste américain, dans tout le projet des Strates, les quatre
    Concernant les masques, ils ont ce sens de carnaval qui me dé-            volets de ce livre commencé avec L'Inversion de Hieronymus
    plaît. Notre dépossession -la façon dont nous sommes exclus de            Bosch. Cette école du vertige qu'est la littérature pour moi se pro-
    nos vies - exige de trouver une image plus grave, plus douloureu-         longe désormais dans une forme que j'ai relevée, à l'issue du XXe
    se. Le type avec la hache plantée dans le crâne qui ouvre les Vies        siècle, sous le nom des « épopées de l'absence ». Mais je crois qu'il y
    potentielles est plus proche de là où j'en suis. Un travestissement       a une autre polarité dans mes lectures qui fait corps avec un trait
    qui serait une affaire de vie - créer pour tisser un lien de sens et      de mon caractère. Ce que l'on pourrait nommer les écrivains de
    d'amitié - ou de mort.                                                    la compassion - que je distingue de la pitié, sentiment répugnant
                                                                              qui va du haut vers le bas, là où la compassion est à égalité de
       On retrouve cette variété dans votre œuvre qui se divise               cœur et d'âme et suppose de prendre sa part de l'enfer, de la folie,
       entre essais et romans ou, avec Vies potentielles, une sorte           de la violence où nous vivons. Je sens cette compassion chez Dos-
       d'hybridation du roman par l'essai. Comment expliquez-                 roïevski. Plus tard, chez Malaparte, chez Faulkner et aujourd'hui,
       vous cette hétérogénéité de l'œuvre? Avez-vous une image               chez Cormac Mc Carthy. tre dans chaque douleur de l'homme,
       mentale de votre territoire littéraire?                                dans sa misère, dans ses espoirs, sa foi, être dans ses efforts de sur-
    L'opposition entre pensée et littérature est une histoire que j'ai        vie. Enfin - et c'est une troisième polarité qui tend vers le rire -
    toujours bien mal comprise. L 'Homme sans qualités est une oeuvre         mais pas ce rire ricanant, sardonique, qui caractérise notre société
    littéraire immense et philosophique. Bien souvent - je crois pou-         médiatique. Je parle de ce rire né du désespoir, qui est un tropis-
    voir dire tout le temps - les philosophes qui font œuvre, de Pas-         me de la littérature juive, mais aussi de bien d'autres cultures.
    cal à Heidegger, SOnt également les inventeurs d ' une langue.            Une littérature travaillée par le vide et l'absence; ce vide que
    C'est en tout cas la lecture que j'ai de leurs livres: une forme par-     j'écris « vidh » dans les Vies potentielles comme parfois « di-h-
    ticulière de poésie qui nous rend plus voyant; avec une réserve           pora », en ajoutant la lettre silencieuse, présente et absente à la
    sans retour pour M. Heidegger, mais ça, c'est une autre histoi-           fois, qui revient dans Le Hêtre et le bouleau et Vies potentielles.
    re .. . Je pourrais reprendre chacune de mes lectures depuis que je
    suis gosse et voir les liens incessants qui vont de la littérature à la     Vous parlez de vide, mais le premier de vos livres, Archi-
    pensée. Par exemple, cette écriture du nihilisme, où se retrouvent           mondain, jolipunk dans son refus d'une fin de l'Histoire
    Dostoïevski et Nietzsche. Ou encore, si l'on pense aux œuvres               déclarée, semble construit d'abord sur une violente colère.
    philosophiques des Lumières qui sont également des œuvres litté-            L'injonction d'écrire, chez vous, n'est-elle pas prise dans la
    raires, la malice et l'intelligence de Jacques le fataliste de Diderot      tenaille de « écrire pour» (et c'est la compassion) et « écrire
    ou l'effleurement de la censure dans les Contes philosophiques de           contre» (et c'est la colère)?
    Voltaire. Les programmes de nos écoles témoignent de cette am-            Je crois que nous ne nous remettons jamais vraiment de cet âge
    biguïté du littéraire et de la philosophie, qui ne cessent d'aller et     magique ou sacré du verbe où il suffit de dire « pluie » pour qu'il
    venir entre commentaire littéraire ou philosophique des textes ca-        se mette à pleuvoir. Cette foi renvoie aussi bien à l'enfance qu'au
    noniques. Cette ambiguïté court de Montaigne jusqu'à Camus.               texte sacré, qu'au théâtre, au cinéma ou au roman. Dieu dit:
    Et même de grands romans d 'action, d'aventure, entrent dans              « Terre », et il y a la Terre. L'enfant entend: « le monstre» et il y a
1   l'histoire sous le jour de leurs sens cachés, de leurs métaphores. Je     un monstre. Le dramaturge écrit: « Elle tombe et meurt de
    pense à Moby Dick dont tous ceux qui s'intéressent à la littérature       chagrin» et les spectateurs acceptent qu'en tOmbant, le personna-
    connaissent l'imprégnation biblique. Nous sommes lecteurs avant           ge meure de chagrin. À ma manière, j'aimerais qu'il suffise d'écri-
re: « infomie » et « inversion » pour révéler l'infamie dans l'orga-       L'Inversion de Hieronymus Bosch et Vies et mort d'un terroriste
nisation des affaires humaines et renverser du même coup les va-           américain sont les deux premiers volets d 'un seul et même travail
leurs qui gouvernent nos sociétés. Je pense ici à la Genèse et à ces       qui comprendra quatre livres. Ce travail a pour titre Strates. C'est
phrases puissantes où le verbe crée la chose, où la chose éclot dans       un tableau du monde à l'ère de l'imitation et de l'ersatz, un tra-
le verbe. C'est cet âge sacré du verbe - son âge puissant - dont           vail inachevé que je mets sous la paternité du texte de Walter
nous portons le souvenir - alors qu'il n'a jamais existé - et dont         Benjamin: L 'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique.
nous avons la responsabilité après l'effondrement du XX' siècle.           En ce sens, oui, j'ai cherché à produire - j'insiste sur ce mot de
Certaines formes d'art ont pris le parti de travailler à partir de la      production qui implique des moyens pour créer les décors, les dé-
langue morte. Ils en prennent acte, et la mettent en scène, en             truire, etc. - avec ces deux premiers livres, une vision exacte du
poèmes, en romans. Je suis, je crois par mon père ou par mes ori-          XXI' siècle. Là où nous en sommes. Je ne dirais pas que la fiction
gines juives, un type de l'espérance. Celui qui attend le Messie           y est au service de la pensée, car il me semble que la fiction est dé-
tout en sachant qu'il y a assez peu de chance pour qu'il arrive du         sormais à la fois la pensée et le réel. Ne parle-t-on pas d'ailleurs
simple fait que j'aurais écrit: « Tiens,                                                                d'idé-o-grammes - de v-idéo-grammes?
voilà le Messie ». Le cœur de mon es- «
pérance, toute ma foi, je les mets
                                               A part Senges, Volodine                                  La ficüon façonne et englobe à tel
                                                                                                        point nos vies que nous y sommes in-
dans le verbe et dans sa capacité à        et quelques autres, qui se                                   tégrés comme spectateurs, spect-ac-
métamorphoser l'ordre des choses.                                                                       teurs, auteurs. En ce sens, le travail
Pour que les aveugles aient des yeux.
                                           relient à une histoire de la                                 des Strates cherche pleinement une for-
Pour que l'ouïe soit rendue aux malen-     lecture médiévale ou d'avant                                 me romanesque qui puisse dire le XXI'
tendants. Surtout pour qu'une voix                                                                      siècle. Il est à la fois une fresque, une
humaine s'oppose à ce règne de la          le xx siècle, nous avons pris
                                                       e
                                                                                                        expérience romanesque, et une mise en
puissance technocratique, gestionnai-                                                                   mouvement de l'architecture générale
re et assassine. C'est ce désir inconso-
                                           l'habitude de lire des livres                                de nos vies dans un temps qui succède
lable de métamorphose que les lec-         "directs", sans code                     ».                  à la destruction du réel. Est-ce que j'as-
teurs ont senti dans mon premier                                                                        signe à ce travail une mission identique
livre. Ce que vous sentez de colère contre l'Archimonde - les              aux essais? Sans doute. Celle que je dois à mes expériences de lec-
flux, les nomades volontaires - et contre la fausse révolte dandy          tures philosophiques, poétiques ou littéraires: des livres qui nous
des postures transgressives - impasse de l'art qui ne parvient pas à       rendent voyants et nous aident à saisir, appréhender le temps où
quitter le XX' siècle. C'est encore ce désir de métamorphose que           nous sommes, sa complexité, sa démence; qui nous aident aussi à
vous trouvez lorsque je m'en prends à la chape du devoir de mé-            nous libérer de l'hypnose où nous sommes tenus. Mais je serais
moire, notre « hantologie européenne », qui nous tient attachés aux        tenté de dire qu'avec la fiction, nous faisons un pas de côté. Nous
fantômes du siècle passé. Il nous revient, à nous autres, enfants de       codons le texte pour qu'il entre en résonance avec le monde. Je
la charnière des siècles, d'inventer les formes littéraires, artistiques   pense ici au livre de Jameson qui a ce titre génial: La Totalité com-
et politiques de la vie au XXI' siècle. C'est cette foi qui ne me           me complot où il dit qu'après les « grands récits » - donc l'idéologie
quitte jamais lorsque j'écris. Par contre, elle s'accompagne d'une         marxiste qui offrait une vision totale de l'Histoire - nous ne
profonde crise lorsque les livres sortent. Car je m 'attends assez         sommes pas restés longtemps orphelins. Nous nous sommes jetés
naïvement à voir, comme un enfant, une pluie de Bible si j'écris:          sur l'idée du « complot » - et Jameson fait une étude savante de ce
« Il y eut une pluie de Bible ». Je retrouve ici le problème du scéna-     thème dans le cinéma. La paranoïa et le complot sont les deux
riste et du producteur qui savent qu'en écrivant: « La voiture ex-         termes par lesquels nous conservons une vision totale du monde,
plose au fond du ravin », ils augmentent les coûts de leur film.           après le marxisme. C'est ce qui apparaît dans la folie de Lancaster
Vous voyez donc que cette foi - écrire en souvenir d'une puissan-          Reynolds, le journaliste de L Inversion de H. Bosch, quand il de-
ce biblique du verbe, pour changer l'ordre des choses - est sans           vient dingue et se met à écrire: « Ils ne foisaient qu'Un. » Au fond,
cesse contrariée. J'ajoute ici l'omniprésence de la langue morte: la       pour ne pas céder à cette vision du complot, nous écrivons une fic-
langue des médias qui tourne sur elle-même et produit partout              tion qui puisse, un jour, nous aider à nous affranchir.
un sentiment d'impuissance ou d'apocalypse. Je me demande
d'ailleurs si ce ne serait pas une question préalable pour définir            Dans L'Inversion de Hieronymus Bosch, vous multipliez les
Quel type d'écrivain êtes-vous? Savoir de quel côté on se place de            signes d'une modernité annoncée (le clonage de Paris en Pa-
l'à p ocalypse. Ça renvoie à ce que vous suggérez: j'écris pour -             ris-Texas, la people attitude, le cosmopolitisme, etc.) notam-
compassion pour l'homme, ce qu'il en reste, mais aussi, écriture              ment par l'entreprise de Leopold qui lance mondialement,
du temps des monstres et des catastrophes, de la fêlure, de la frag-         via ses sex-toys, une nouvelle sexualité planétaire, désincar-
mentation - et contre les produits de la langue morte, de l'Histoi-           née, dé-moralisée, consumériste et onaniste. Comment vous
re répliquée, ânonnée. Mais je crois plus encore que l'injonction             est venue l'idée de cette entreprise: « Designing Desire »?
d'écrire vient simplement d'une nécessité de survie. Je n'accepte          Je n'avais pas encore le plan des Strates. Les quatre livres, l'ar-
pas que nous soyons sans cesse exclus du sens de nos vies. D 'où           chéologie, etc. Mais je pensais beaucoup à cette nécessité de coder
cette nécessité de contre-écrire: à rebours de la production monu-         le roman, comme au XVIIIe siècle. Nous venions juste d'entrer
mentale de la fatalité.                                                    dans le XXI" siècle quand je l'ai commencé et dès les premiers
                                                                           mois, tous les traits de caractère des temps nouveaux étaient tra-
  Vos deux premiers romans (L'Inversion de Hieronymus Bosch                cés. Je pense ici aux attentats du Il septembre 2001 qui ouvrent
  et Vies et mort d'un terroriste américain) se rapprochent des            le siècle et lui donnent sa forme. Le sentiment d'irréalité du réel,
  romans de l'anticipation sociale d'un J. G. Ballard dans leur            la démesure, la démence, une forme extrême de la foi .. . On re-
  façon spéculative d'aborder le XXI" siècle. Ne leur avez-vons            trouvait aussi dans ce moment le thème du complot, de la
  pas confié la même mission que vos essais? La fiction n'est-el-          conspiration: Al Qaïda, la figure spectrale, inquiétante du pèlerin
  le pas au service d'une pensée dans ces deux livres?                     Oussama Ben Laden. Puis il y avait l'archaïque, le dénuement -
les couteaux des terroristes - contre l'hypermodernité - les tours         du code dans nos lectures. À part Pierre Senges, Antoine Volodine
 du WTC. Passés l'effroi, le tremblement, les médias se jetèrent            et quelques autres contemporains, qui se relient à une histoire de
 sur la première thèse venue pour expliquer l'Histoire en cours. Ce         la lecture médiévale ou d'avant le XXe siècle, nous avons pris l'ha-
 fut le cLash des civilisations: lutte à mort de l'Occident contre          bitude de lire des livres « directs », sans code. Les Américains ont
 l'obscurantisme islamiste. Il y avait tout ce bavardage, ce mélange        une expression pour ça: nous vivons dans une culture « in your fa-
 de propagande, de peur, de critiques qui empêchaient toute inter-          ce ». Pourtant, il me semble que c'est bien cette écriture codée qui
vention directe dans la fiction qui nous était imposée. C'est de là         tisse le rapport - et le pacte de lecture - le plus fort, car elle a be-
 que naît la nécessité de coder, de déplacer. Je ne pourrais pas dire       soin du lecteur, de sa complicité.
 terme à terme ce qui est dans le roman « à la place de ». Je crois
 que c'est au lecteur de faire le lien entre le roman et ses propres           Ce codage n'est-il pas aussi un moyen de vous tenir à dis-
référents, ses sensations. J'aime les livres - et c'est ainsi qu'on li-        tance de la source de vos romans? Avec Vies potentielles, on
sait les Contes philosophiques de Voltaire à l'école - qui exigent             sent une fluidité plus grande (même si vous la brouillez
que le lecteur, par-delà la censure, donc aujourd'hui l'abondance,             formellement), comme si avec ce nouveau livre vous com-
fasse le lien entre ce qu'il lit et ce qui est là, sous ses yeux. Ce qui       menciez à tomber les masques. Pour le dire autrement: le
sous-tend Designing Desire, l'entreprise de Leopold, c'est une vi-             codage n'est-il pas un moyen pour vous d'avancer des
sion du mode de vie occidental: la mécanique qui cherche à rap-                choses qu'il vous est nécessaire de circonscrire (le désir, la
procher le désir de sa satisfaction. Je m'appuie dans l'écriture sur           folie, la paranoïa) mais qu'il vous est impossible de dénu-
les modèles micro-économiques de Léon Walras, l'économiste qui                 der car trop intimes?
a mis les pulsions humaines en équation et mathématisé le désir             Le premier livre des Strates ne fonctionnait pas, car il planait au-
humain (via son « taux marginal de substitution »), et qui donne,           dessus du monde - comme une théorie ou une fable sans corps.
dans L Inversion de H. Bosch : la maximisation du taux de jouissan-         Or c'est précisément dans cette impasse - personnages-fonctions,
ce. J'ai déplacé la fiction d 'un clash des civilisations et l'ai recodée   histoire-machine, absence de corps et de pulsation humaine - que
en une lutte entre abstinence et chasteté -l'écologie au XXI<siècle         je me suis mis à creuser. C'est pourquoi dans Vies et mort d'un ter-
contre le temps des catastrophes. Mais il y avait encore autre chose        roriste américain, il y a trace d'une première entaille, lorsqu'on
dans la construction du personnage de Leopold qui me poussait à             entre dans la vie d'Alexis, le scénariste, qui est aussi un double,
imaginer un Sade contemporain, un industriel. L'hypothèse est               Alexis étant le prénom que mes parents m'ont donné à la naissan-
d'autant plus appropriée si l'on connaît l'obsession de Sade pour           ce. À ce moment-là, le vernis de fiction - l'écran du livre derrière
les nombres, les combinaisons. Je crois que L Inversion ... est un          lequel je me cachais en disant, « ce n'est pas moi, c'est la machine et
livre qui n'a pas été compris, car nous n'avons plus cette culture          la nécessité qui produisent cette histoire » - est percé. Ce fut, pour
moi, un long combat contre et avec la pudeur qui dans ma famille           appris qu'avant d'être père, je fus d'abord un fils ». Il y a, en effet,
est comme un coffre de banque. Il ya le corps, mais on n'en par-           une initiation par la mort des miens qui a présidé à l'écriture du
lait pas. Il y a la chair et la douleur, mais on les réduit au silence à   livre. Ce savoir immémorial - que l'on apprend au contact de
coup de médicaments. Il y a la passion, mais on ne la montre pas.          ceux qui s'apprêtent à mourir - travaille à rebours de ce monde
Il yale suicide - de Camille, mon arrière-grand-père, le banquier          technocratique où la mort est cachée, dissimulée. Avec la m aladie
écrivain dont j'ai pris le prénom pour écrire - mais on le cache. Il       de mon père, j'ai fait l'expérience de ce savoir immémorial. J'y ai
y a la folie, mais elle fait peur et on l'expulse. Il y a la mort, mais    été initié et je l'ai éprouvé physiquement. Il m 'e nseigne
on fait mine de pouvoir l'ignorer. Il y a la vieillesse et le déclin,      aujourd'hui que si nous écoutons le cycle des vies et des morts, si
mais on s'en détourne. C'est la vie intime -la biographie - qui va         nous parvenons à nous ré-inscrire dans le sens d'une transmis-
me contraindre à percer ce coffre de pudeur dans lequel la littéra-        sion, et du lien qui nous unit à toutes les particules de ce monde
ture se cache. Ce sont les années où je perds tous les membres de          en feu - par la compassion, mais aussi par la joie, l'espoir et un
ma famille biologique - mon frère, d'abord, qui se suicide, ma             grand acquiescement, le rire puissant du sage qui sait que tout ce
mère qui le suit très brutalement et meurt, l'année suivante, puis la      qui advient doit être, y compris la douleur - alors c'est toute
maladie de mon père et finalement, cetre dernière année où je ten-         l'illusion de la liberté qui tombe; illusion du choix, de l'affran-
te de l'accompagner, d'être à ses côtés, où il me conduit vers la foi,     chissement, de l'arrachement. Impasse de la volonté, etc. J'ai
la présence. Au cours de ces années, les forces me manquent pour           d'abord été un enfant de la rupture. J'ai adopté des manières, une
écrire. Trois personnes de ma famille disparaissent et trois enfants       sexualité, un style de rupture. Je me rêvais orphelin, fils du cani-
naissent, dont j'apprends chaque jour à être plus « le père ». À par-      veau, alors que j'étais un petit garçon bien protégé. Je marchais
tir de là, le contournement de la vie - par la·fiction - devient inte-     dans le sens de l'orphelinat. Et puis, tout le monde est mort au-
nable et je me soumets à ce que je pourrais appeler « l'impératif de       tour de moi. Il a fallu me relier aux voix, aux paroles, aux traces, à
la voix ». Accepter la voix humaine qui parle en nous - voix para-         la mémoire de mon frère, de ma mère, de mon père. C'est ce ges-
doxale d'un animal qui sait qu'il va mourir. Accepter de descendre         te - de relecture et de reliure - un mot du livre: la reliure - qui
en humanité, en compassion avec nos espérances et nos douleurs,            est au cœur des Vies plJtentielles. J'ai enfin compris pourquoi je
et reconnaître mes propres états de démence, d'angoisse. Travailler        m'étais d 'abord trompé en prenant le prénom de mon arrière-
enfin avec ce matériau brut de honte et de culpabilité dont nous           grand-père, Camille, et le nom de jeune fille de ma grand-mère,
sommes tissés. Je dois _    dire que c'est également à cette époque,       de Toledo, pour m'inventer écrivain. Ce que je croyais au départ
pour lutter contre mes angoisses et certaines douleurs que je me           un geste contre - rompre avec le nom donné, mon nom de nais-
mets à pratiquer l'hypnose ericksonienne: pratiques et exercices           sance, la famille, etc. - était en fait une manière de me réinscrire
qui m'aident, chaque jour, à retrouver une force, par-delà ou en           dans une chaîne de transmission. Entre les vivants et les morts.
deçà de la peur. En cela, Vies plJtentielles est un livre charnière de
ma vie. Après lui, plus rien ne sera comme avant.                           . Comment est né ce livre? Pourquoi tisse-t-il des « vies po-
                                                                              tentielles » à leur exégèse?
  Vies potentielles est-il le livre de l'acceptation? Une manière          Ce sont les deux « âges» du livre, ses deux stations. Il y a d'abord
 d'endosser l'héritage des disparus et d'accepter de parler pour           le vieux rêve de l'écriture. Écrire le livre-miroir du monde. J'ai
 eux?                                                                      donc commencé par collectionner des Vies de femmes et
Voyez la dédicace du livre: « Pour vous, mes enfants, ce livre où j'ai     d'hommes du XXIc siècle. Petites fables, mythes, histoires, bouts




Lambeaux d'Osiris
        ies protentielles est un livre constitué   phique empêché jusque-là par la fiction.          1958: rr Il ny a pas de raison que l'humanité

V       de morceaux épars. D'une part les
        vies relatées en de courts chapitres .
Ces vies potentielles perpétuent le fil narra-
                                                   rr En commençant    ce livre, je m'étais promis
                                                   de collectionner des gens fêlés pour créer,
                                                   à l'image des portraits d'ancêtres dans les
                                                                                                     soit exemptée de ce qu'elle inflige aux
                                                                                                     choses. L 'homme, en fissurant l'atome, se
                                                                                                     brise également. Il /'ignore, mais il le sent. ))
tif tissé dans Vies et mort d'un terroriste        vieux manoirs, la première galerie de notre       La prière que l'on entend est une plainte, la
américain où plusieurs possibilités étaient        orphelinat : une généalogie sans racines. ))      vision d'un monde à l'ère du nucléaire, d'un
offertes à la fiction, un peu dans le registre     Sauf que peu à peu, les portraits qui s'im-       monde atomisé. Ces Vies petentielles, tels
de ce que fait un Régis Jauffret. Écrire ces       posent sont ceux d'une généalogie réelle,         les lambeaux d'Osiris, le dieu de la fertilité
vies potentielles est une manière aussi de         rappelée dans l'espace du livre par la figure     et de la résurrection, forment le lien entre
ne pas faire le deuil des vies qu'on aurait        du père que l'auteur accompagne jusqu'à la        les morts et ceux qui viendront après nous.
pu avoir pour peu qu'on eût la maîtrise de         mort. La fiction autant que l'exégèse dres-       Ils désignent, ces récits, le rôle primordial
notre origine et de notre destin. Pourtant,        saient en réalité le tombeau familial. Une        de la littérature qui maintient le passage
Vie protentielles est aussi un livre de deuil.     troisième voie strie le livre qui, aujourd'hui    entre la mort et la vie . Lien fragile et ténu
Chaque vie est en effet prolongée d'une            très particulièrement, fait entendre un écho      qui fonde peut-être l'essence de l'humani-
exégèse qui rattache le récit, sa naissance,       saisissant. C'est une prière qui vient, à in-     té. Tant qu'il y aura des hommes.
à Abraham le narrateur, double transparent         tervalle régulier, déchirer la litanie des vies
de l'auteur. Ainsi, du texte fictif à son com-     et que précède une citation placée en             VIES P0TENTIELLES Seuil, ({ La librairie du XXI '
mentaire se noue le matériau autobiogra-           exergue, signée de Arun Behtji et datée de        siècle », 313 pages, 19 €
Cette image de l'héritier qui porte les voix dispa-
                                                                                          rues a quelque chose de christique. Votre écriture,
                                                                                          avec ces Vies potentielles ne se dirige-t-elle pas vers
                                                                                          une forme de mysticisme?
                                                                                      Je crois que la question qui naît de la perte prématurée
                                                                                      de ma famille rejoint celle de tous les survivants: « Pour-
                                                                                      quoi ai-je échappé à la mort? » Par quel commandement?
                                                                                      Que dois-je accomplir, qui justifie que je vive encore?
                                                                                      Cette question, nous pouvons l'évacuer, ne pas y ré-
                                                                                      pondre et dire: « ça n est pas mon histoire ». Ou bien, en
                                                                                      suivant une pensée rationnelle classique, nous en éloigner
                                                                                      et penser que les choses sont séparées: « Chacun sa vie ».
                                                                                      Mais il y a une autre réponse, celle qui vous conduit pré-
                                                                                      cisément à une vision mystique et animale de l'existence
                                                                                      humaine. Cela revient à accepter d'être inclus et relié aux
                                                                                      morts et aux vivants, de n'être qu'un trait d'union, un
                                                                                      cycle, entre deux cycles de vie et de mort, un filtre de
                                                                                      langue, d'oubli, de joie, de transmission. C'est vers cette
                                                                                      réponse-là que j'ai été porté par mon père et sa foi dans
                                                                                      les derniers mois de sa vie: je suis né de cette famille qui
                                                                                      est morte, j'ai hérité de son histoire, de ses voix, de ses
                                                                                      mémoires. Et c'est alors que j'ai pu entendre le sens de
                                                                                      chaque douleur, de chaque perte. Il n'y a rien de « chris-
                                                                                       tique» dans cette expérience, car il n'y a pas de sacrifice.
                                                                                      Ce que je pressentais enfant est revenu: une vision ma-
                                                                                      gique du réel, une intensité de foi, un état suspendu de la
                                                                                      vie, entre démence et consolation, une présence quoti-
                                                                                      dienne des morts.
                                                                                      Mais si j'ai basculé du côté du mystère, c'est aussi, dans
                                                                                      une forme de mystique du livre et de la lettre. Depuis des
                                                                                      décennies, nous cherchons à sauver le livre en le poussant
                                                                                      du côté de la performance, de la scène, du live, en exhi-
                                                                                      bant partout des écrivains vivants, pour les transformer
                                                                                      en personnages publics. Cela s'oppose, pour moi , à ce
                                                                                      qu'est un livre: un lieu hors de la présence, hors du mon-
                                                                                      de, où un sens codé vous relie à une pensée, une nécessi-
                                                                                      té, une histoire. Exhiber le livre, c'est vouloir mettre l'in-
  et fragments où se révèle l'état hypothétique de notre vie sur terre.      visible du côté du visible et c'est, à mes yeux, une profonde
1C'est aussi ce que je nomme « ramifiction »en parlant d'un lapsus           erreur. Le rapport du lecteur au livre est un rapport de type mys-
  de lecteur que j'ai eu en classant des lettres de mon père. Ramific-       tique. Il est là, sans médiation - sans scène - en contact avec le
  tion infinie de nos têtes où un jeune homme vit dans le film qu'il         texte. Nous devons oeuvrer à sauver ce rapport silencieux et se-
  croit écrit pour lui, où une femme vit dans une image de l'amour           cret, car c'est là, à mes yeux, que se construit - ou reconstruit -
  qui ne lui appartient pas, où un père imaginaire récolte des pho-          tout le sens que nous pouvons espérer.
1 tos d'enfants volés, où une Anglaise, Isabella Dawthorne, dresse la                                  Propos recueillis par Thierry Guichard
  liste de toutes les choses qu'elle aurait aimé être. Cette galerie                                                      Photos: Olivier Roller
  d'orphelins, de fous, de mythomanes, cette collection de gens bri-
 sés, fêlés, aurait pu s'étendre à l'infini. Mais il y a ce retour au tex-
  te, au manuscrit, après la mort de mon père où j'ai senti qu'il
  manquait à ces Vies l'aurre moitié du monde: celle où nous cher-                 BIBLlOGBAPHm
 chons à recoller nos vies en morceaux, contre cet horizon nucléai-
  re de l'Homme où tour se fissure et se fragmente, l'esprit, le                 • Vies petentielles, roman, Seuil, (( La Librairie du XXI" siècle ll, 2011
 corps, le livre, la matière - la « fission du noyau de l'être ». Je me          • Le Hêtre et le bouleau, essai sur la tristesse européenne, essai,
 suis donc mis à contre-écrire, à rebours de ces Vies, contre cette fis-           Seuil, (( La Librairie du XXI" siècle, 2009
 sure, pour survivre à la mort des miens. Ce fut le temps de « l'exé-            • Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature monde, essai,
 gète » qui se nomme Abraham dans le livre et qui est mon double.                  PUF, (( Travaux pratiques ll, 2008
 Il commente ces histoires et les prolonge en se mêlant aux person-              • Vies et mort d'un terroriste américain, roman, Verticales, 2007
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 ces deux âges du texte est le moteur dramatique des Vies p@ten-                 • Archimondain, jolipunk - Confessions d'un jeune homme à contretemps,
  tielles. Une circulation entre des Vies que l'on croit inventées et              essai, Cal mann-Lévy, 2002; Le Livre de poche, 2005
  une vie à laquelle on s'attache, une vie de lecteur, la vie de l'exégè-
 te, qui cherche à se relier à son père, malade, à sa mère, à son frère                                 Sous le nom de Oscar Philipsen
 et marche à rebours de notre orphelinat.                                        • Rêves, livre-cd avec Keren Ann, La Martinière, 2004

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Le Matricule des anges - Celui qui reste

  • 1. BLAISE CENDRARS LA DIFFÉRENCE ANTONIN POTOSKI MICHEL jULLIEN FREDERICK ExLEY EDOUARD GANCHE
  • 2. Mensuel ~: 04 67 92 29 33 11111111111111111111111111111 o 901101 530765 T.M.: 8 000 L.M.: 35000 AVRIL 2011 Celui qui reste Camille de Toledo cherche dans la littérature à s'affranchir de tous les déterminismes et à penser radicalement le :XXle siècle. Coupé volontairement de sa famille, la mort et l'écriture l'enjoignent aujourd'hui de renouer avec ses origines. À rebours peut-être du premier élan. 'est comme un hameau au cœur de Paris. Près du . le cœur même de l'ordre! » Une inversion des valeurs tradition- métro Parmentier à la sortie duquel débordent les nelles inscrite finalement dans la société du spectacle ... La vieille terrasses ensoleillées des restaurants, un passage bourgeoisie (représentée par le patriarcal Mickey) s'apprête à pavé isole ceux qui habitent là des bruits de la ca- construire des lieux de mémoire universelle, comme ce « Memo- pitale. On entre par une grille, on longe des mai- rial Park dans les Balkans ( ... ) situé à l'emplacement d'un ancien sons et des ateliers d'artistes sous le rire d'enfants camp de réfugiés. ( . . . ) Il Y aura un train fantôme. Il traversera des qui jouent là, comme en une longue cour de récréation. Un oli- charniers, et, sous chaque voûte artificielle, on verra des étoiles fi- vier, un peu maigrelet dans son pot, fait office de repère. On son- lantes pour chaque génocidé. }} La plume caustique de l'écrivain ne, mais notre hôte nous surprend en venant depuis l'autre côté trempe dans une même encre que celle utilisée pour l'essai, mais du passage où il a laissé son scooter. Lunettes à monture épaisse, le roman, déjà, propose une multitude de lectures, brouille les ca- sourire franc, Camille de Toledo nous présente la jeune femme nons du genre, joue des masques et des ombres. qui garde ses trois enfants quand ni lui ni sa compagne ne sont là, La complexité romanesque s'accentue avec Vies et mort d'un terro- propose un verre et de monter à l'étage pour riste américain qui creuse dans la fiction des l'entretien. On sal ue au passage deux têtes verticalités étourdissantes. Jouant des codes blondes qui, dans un lit où flotte encore le Lire de Toledo c'est .cinématographiques, de l'intrusion du ma- sommeil, regardent un film qui aurait pu être à la fois suivre une tériau autobiographique au cœur de la fic- Le Magicien d'Oz. tion, des niveaux différents de narration, Divisons l'œuvre écrite de Camille de Toledo entreprise de Vies et mort semble déployer tout un laby- en deux voies non parallèles : les essais y tra- rinthe d'écritures, de strates, de trompe- cent une route droite comme une lame, les ro- démolition et entrer l'œil. De belles inventions et l'aisance d'une mans serpentent et ramifient des fictions sur un chantier de langue qui semble puiser dans tout le éparses. Ces deux voies se rejoign ent spectre de la littérature conduisent le lecteur aujo urd'hui avec Vies potentielles dont la publi- construction. à glisser de trappe en trappe dans les sous- cation marque peut-être une nouvelle étape. sols d'une fiction origamique. Lire Camille Le succès de son premier livre, Archimondain, jolipunk aurait pu de Toledo c'est à la fois suivre une entreprise de démolition (faire valoir une belle notoriété à Camille de Toledo s'il en avait accep- table rase des héritages, démonter la doxa) et entrer sur un chan- té le malentendu. Écrit à 25 ans, ce livre-là fut perçu comme le tier de construction (celle d'une écriture propre à dire le siècle en 1 livre d'une génération: celle de ceux qui grandirent sous Mitter- cours). rand, découvrirent le monde à la chute du mur de Berlin, et la fin Avec Visiter le Flurkistan, Camille de Toledo s'en prend à un tex- du monde avec la chute des tours jumelles. L'essai fustige l'hérita- te de promotion présenté comme un manifeste littéraire: l'appel ge transmis à cette génération à laquelle on aura annoncé la fin lancé en mars 2007 au moment du Salon du Livre par quelques des idéologies (1989) et la fin de l'Histoire (200 1), imposant « un écrivains rassemblés autour de Michel Le Bris sous l'intitulé: Ma- 1 sentiment diffus, désagréable et obsédant: une claustration! » L'au- nifeste pour une littérature-monde. La réponse de l'auteur d'Archi- teur y fait preuve à la fois d 'une intelligence lucide hors normes mondain porte haut la virulence et la pensée. Il désigne les écueils et d'un engagement intime (s'y dévoilant) qui hybride le genre. moraux, politiques et esthétiques du pseudo manifeste et tente, à Essai remarquable qui sera remarqué aussitôt par les dandys mé- nouveau, d'établir les possibilités d 'une écriture du XXI' siècle. diatiques qui voudront le couronner plutôt que le lire. Succès im- Cette écriture doit, pour se faire, s'affranchir de l'héritage histo- médiat et trompeur qui viendra coller une étiquette sur son au- rique du siècle qui la précède. C'est tout l'enjeu du très bel essai teur, lui qui, justement, voulait routes les enlever. qui suivra: Le Hêtre et le bouleau réflexion en forme de kaddish JI lui faudra du temps pour revenir en librairie par, cette fois, la pour le siècle défunt, pour, surtout, rendre respirable le siècle voie romanesque. L Inversion de Hieronymus Bosch opère comme naissant. une fable . Leopold personnage à la fois sadien et balzacien lance Camille de Toledo est un pseudonyme avec lequel Alexis Mitai depuis les États-Unis une gamme de produits qui s'apparentent à signe ses livres (sauf un). Le vrai nom apparaît dans Vies et mort des sex-toys psychiques et inventent une nouvelle sexualité plané- d'un terroriste américain et désigne le scénariste d'un film. taire. Jusqu'à faire des plaisirs sexuels « un vecteur de conserva- Alexis Mitai est né en 1975 (et non en 1976 comme indiqué gé- I tion», et affirmer que « la subversion, c'est l'ordre, la pornographie, néralement) à Lyon. « Ma mère tenait à accoucher près de sa propre
  • 3. mère. » Comme cela avait été le cas deux ans auparavant pour Jé- liale: « c'était lui le conteur, le récitant. Ce sorzt de très beaux souve- rôme l'aîné, les parents quittent Paris juste pour l'accouchement. nirs que j'ai avec mon père. Par exemple, il m'a raconté que pendant S'il ne grandit pas à Lyon, la capitale des Gaules est toutefois la guerre, mon grand-oncle pilotait des avions dans la famille et s'est l'un des lieux de l'origine familiale où s'est déployée une impo- amusé un jour à mimer les bombardements en lançant des balles de sante généalogie, moteur (répulsif et attractif) de l'œuvre. Tâ- tennis sur les courts pour empêcher les parties. Il y avait une profon- chons d'en survoler quelques branches: « Mon père descendait de insouciance qui est inadmissible aujourd'hui, mais qui reste très d'une famille juive d'Espagne: cest la diaspora de Toledo que je re- belle. » trouve en 1992 lorsqu'on commémore les 500 ans de l'expulsion des On devine déjà tout un roman familial, une épopée à laquelle juifi d'Espagne à Tolède. Ils partent vivre à Smyrne, dans l'Empire jusqu'à présent l'écrivain a voulu tourner le dos. Mais si la matiè- Ottoman où ils parlent ladino qui est le judéo-espagnol. Cette re est riche, elle ne permet pas de s'affranchir du nom. langue se perd au moment où, au début du XX' siècle, mon arrière- Sa mère, justement, porte un nom célèbre puisqu'elle est la fille grand-père Victor passe en France pour faire des études de pharma- d'Antoine Riboud, le fondateur de BSN, puis de Danone, l'un cie avant de s'installer en Suisse. Il abandonne le ladino pour s'inté- des plus puissants groupes industriels français. Son oncle Jean est grer à la société occidentale. Il crée la Pharmacie Principale de le président de Schlumberger. « Le mariage de mes parents est d'un 1 Genève. C'est une histoire extraordinaire, j'en ferais peut-être un déterminisme dingue. Gérard Mitai, polytechnicien, rencontre la fille livre qui s'appellera Une histoire juive heureuse du xx" siècle. » d'Antoine Riboud, le patron de BSN Mes parents se marient après La fille de Victor s'installe à Lyon où elle rencontre « un bour- s'être fréquentés aux Etats-Unis, à l'université de Stanford durant les geois catholique et lyonnais, Jérôme Mital. » De leur union naîtra années du Power Flower. Mes parents étaient très réservés vis-à-vis de le père de Camille de Toledo qui deviendra orphelin de père à ces mouvements post-68. Ils voulaient être du côté du monde moder- 14 ans, « puisque les hommes du côté de mon père meurent jeunes li. ne, tout en charriant certaines idées sur la tradition. Jérôme MitaI était un héritier: son père avait eu l'intuition de Pour moi, tout ça me semble un vaste jeu de domino: mon père perd cultiver à grande échelle du riz en Camargue en prenant modèle son père à 14 ans. Lorsqu'il rencontre ma mère, c'est déjà un ami de sur l'économie américaine. Sportif, l'homme fut « en quelque sor- la famille. Il se choisit un père de substitution dans la figure d'Antoi- te le cinquième des quatre mousquetaires du tennis français » et son ne Riboud. Antoine, lui-même, a perdu son père Camille qui s'est ti- nom apparaît au palmarès de quelques tournois de golf. ré une balle en 1939 et sera un peu adopté par Maurice Schlumber- C'est le père de Camille de Toledo qui rapporte l'histoire fami- ger dont le frère était un des cofondateurs de la NRf »
  • 4. L'arrière-grand-père Camille était banquier, mais se rêvait écrivain et a noirci un très grand nombre de carnets. C'est à lui, le suicidé, que notre hôte emprunte le prénom de son hétéronyme, pour échapper au tropisme de la famille qui voulait qu'on soit banquier ou industriel et regardant aussi vers Marc Riboud (frère d'Antoine) le photographe. « Je suis quelqu'un de la coupure, comme beaucoup au moment de l'adolescence. Il y a une phrase qui dit ça dans Vies p0ten- tielles, l'idée qu'il faut mener sa vie pour qu'elle soit un mystère auprès de ceux qui t'ont enfanté. » Le refus du nom, l'écrivain le transforme en un hommage adressé à une femme qui vit au dernier étage de sa maison parisienne: la nourrice de son enfance. « Elle est ma conscien- ce, mon éthique de l'écriture. Mazet a appris à lire à 16-17 ans, venue comme fille au pair chez ma grand-mère. C'est une figure d'extrême timidité, qui n'a pas l'aisance sociale de notre milieu. L'empreinte maternelle réelle chez moi, c'est Mazet (dont le nom est l'érosion du nom de Mademoiselle). Etre du côté de la nourrice, qu'est-ce que ça donne? » Il se peut qu'on la croise, Mazet, ici ou là, dans Vies prJten- tielles ou dans la Maria de L'Invention ... Une figure à l'op- posé de ce que Camille de Toledo appelle « l'artistocratie » En voyages, il réalise régulièrement des photos autour des lieux qu'il traverse (série Nowhere) qui « ne serait pas un problème si elle n'était reliée à l'oligar- chie de pouvoir qui se garde les bonnes places tandis que tout le mon- La famille s'est d'abord installée à Marnes-la-Coquette derrière le de rame et lutte pour sa survie. On ne peut pas ne pas être révolté bois de Saint-Cloud dans la banlieue ouest où les deux frères vont contre cette forme d'héritage qui produit de l'aisance sociale, de l'en- grandir. « C'est mon Combray» . Les week-ends, les amis de la fa- tregent surtout quand on a été élevé par quelqu'un qui a donné sa mille qui viennent manger font partie de l'élite montante de la vie, son savoir, son temps tout en ne faisant pas partie de cet univers- nation, entrés en politique et en fonction dirigeante dans les là. Ça produit une sensibilité et une éthique très fortes. On ne peut grandes entreprises ou les médias avec le mitterrandisme. Enfance pas être du côté du milieu. » très protégée au sein de laquelle la fraternité conduit le jeune Mais cette sensibilité politique est peut-être aussi un héritage pa- Alexis à suivre partout son ternel. Gérard Mitai, le père de Camille de Toledo, va travailler grand frère Jérôme. On fait De Londres à Don plus de dix ans dans l'entreprise d'Antoine Riboud et c'est lui qui beaucoup de sports selon la rédigera le fameux discours de Marseille en 1972 dans lequel tradition familiale: tennis Quichotte, de Tanger pour la première fois est évoqué le concept de développement du- et ski (Alexis est champion rable. Discours novateur en cela qu'il vise à redonner à l'entrepri- de descente et verra lors à la Villa Médicis. se une dimension humaine. « Mon père est ensuite devenu produc- d ' un entraînement un teur de cinéma. C'est plein de merveilleux souvenirs pour moi. Je suis concurrent se tuer, décapité par un câble) . En ville, les deux fran- allé voir quelques tournages, mais ça faisait peur à ma mère qui pen- gins « rident » sur leur skateboard et ne ratent aucun film de la sait que cette bohème de luxe risquait d'être immorale. Mon père a série « Les rois de la glisse » qui « représentait pour nous un modèle travaillé pour Caumont, UCc, il a été distributeur avant de passer de vie ». L'éducation entamée par une maternelle américaine, le à la production. » Il coproduit Europa de Lars Von Trier, Jésus de conduit durant deux ans dans un collège de jésuites de Versailles, Montréal de Denys Arcand, « l'histoire d'une sorte de Jésus moderne « ça a été un choc culturel mais drôle en même temps avec le passage qui donne ses organes. Mon père montrera ce film aux cancéreux obligé au confessionnal ». avec lesquels il va vivre les derniers jours de sa maladie. C'est un sou- Vers 14 ans, « c'est le grand tournant avec l'arrivée à Paris où la fa- venir absolument bouleversant. .. » mille s'installe et l'entrée à Henri N où je me sens analphabète. Je Il va cosigner avec Richard Gotainer le scénario de Rendez-vous n'ai pas les codes. Je le vis assez mal. C'est là que la lecture commence au tas de sable que réalise Didier Grousset et qui va lui coûter vraiment,' avant, je me souviens que ma mère me lisait Le Lion de beaucoup d 'argent. « Il rêvait de faire fortune et ce film a été un dé- Kessel, La Gloire de mon père et Le Château de ma mère. Ainsi sastre. J'ai retrouvé des photos extraordinaires en vidant sa maison que de Charly et la chocolaterie de Roald Dahl qui est peut-être après sa mort; on le voit aux bras de la Dombasle, avec ses lunettes présent dans L'Inversion de H. Bosch. de producteur ... Il devait se raconter des histoires (rires). » Pour me faire accepter, je me mets à tout lire, je notais tout titre dont Sa métamorphose en producteur de cinéma marque une rupture j'entendais parler et j'essayais de le lire. Là, commence toute une avec Antoine et le temps du « désamour » avec sa femme, Christine construction mondaine ou des lectures m'aident à être clairvoyant. » Mitai. « Dans mon enfance la polarité de la tristesse était du côté de L'un des premiers livres qu'il lit doit lui révéler pourquoi ses pa- ma mère. Mon père était plutôt du côté de la joie, ou de l'insouciance. » rents l'ont prénommé Alexis: c'est Les Frères Karamazov qui va Elle, après ses études à Stanford, a commencé une carrière de jour- déclencher une passion pour la littérature russe « qui a à voir avec naliste économique à France-Soir avant de devenir rédactrice en la compassion. Les grands livres sont des livres de compassion. La lec- chef du Nouvel Observateur. « Il faut imaginer ce que c'est d'être jour- ture change ma vie. » naliste écon omique avec un père qui pèse autant sur la vu Il va suivre alors une voie d'excentricité comme si c'était la seule financière . .. » façon d'être accepté: « je m 'habillais en femme. Je ne comprends
  • 5. Il entame alors un grand voyage pour coréaliser un documen- taire: Une journée dans la vie d'un pneu qui raconte l'histoire de la fabrication d'un pneu du prélèvement du caoutchouc, jus- qu'à l'usine, en passant par les Fonds de pension qui pilotent les grandes entreprises; il se rend en Thaïlande, au Brésil, en Allemagne, aux États-Unis. Le cinéma se partage alors entre documentaires et fictions de « cinéma pauvre » où il lui arrive de filmer, jouer et faire la musique en même temps. Le voyage est un autre de ses pôles. « J'ai foit des voyages récur- rents à Tanger de 18 à 24 ans. »Il se lie d'amitié avec un vieux chorégraphe qui y avait une maison où étaient descendus les Rolling Stones. Il consomme beaucoup de drogues (notam- ment du crack) durant cette période intense. « On vivait en bande chez cet ami chorégraphe, qui à 80 ans prenait énormément de drogues. J'ai commencé à écrire un livre sur nous; ça s'appelle Les Affamés: on était des crevarc/s, « nous n'étions rien et ce que nous voulions? Tour. » Archimondain, joli punk, sera un chant d'adieu à ce monde de crevards, à cette vie de nuits où on allait de fltes en fltes, de bars en bars, dans Paris. C'était une nuit de misè- re, de crève-la-foim. J'ai un regard ému sur ce monde car j'y ai perdu un ami, Marc qui était le parrain de ma fille et qui est mort d'une overdose. Cette disparition a commencé le cycle des morts .. . » S'il écrit, sur deux ans, Archimondain, jolipunk, c'est que la 1 pas pourquoi je foisais ça. » Il explore son homosexualité, fait de la commande lui a été passée par une éditrice de chez Calmann-Lé- guitare (plus tard il fera la musique de certains de ses films), de la vy qui a vu Globalement contre, son documentaire sur l'insurrec- photo: «jëtais très agaçant surtout vers 22-23 ans, je ne voulais pas tion. La sortie de l'essai « a été un malentendu énorme. Il a été lu du commun. Je deviens un mystère pour mes parents. » socialement, comme le livre d'une génération. Je n'ai pas aimé l'usage Dès qu'il découvre la littérature, il se met à écrire. Il se remémore qui a été foit de ce livre par de petits barons ». le premier ordinateur apporté vers 1982 par sa mère: un TO? de Pour fuir Paris, il dépose sa candidature pour la Villa Médicis où chez Thomson sur lequel il va écrire des pastiches et commencer il est accepté après le tournage d'un documentaire sur le G8 de sans cesse un « roman russe », revenant infiniment sur la scène Gênes qui va lui faire rencontrer la mère de ses futurs enfants. inaugurale, une pluie qui tombe, s'infilrre sous le pavé, traverse le Une première fille naît alors qu'il est resté à Rome et la famille va plafond d'une cave où des hommes jouent aux cartes ... D'Henri s'installer dans un minuscule appartement de Marseille. L Inver- IV, Camille de Toledo se souvient du professeur Azoulay « c'était sion de Hieronymus Bosch lui vaut une visite de Bernard Wall et le un homme habité, un fou, qui nous foisait écrire et écrire et écrire. directeur des éditions Verticales qui fait le voyage pour lui dire Tu sentais que la littérature était une question de vie ou de mort. Je qu'il veut faire ce livre, « c'est Bernard Wallet qui m'a foit devenir suis resté totalement impressionné par cet homme. » réellement écrivain ». Le bac en poche il fait une hypokhâgne en droit où il lit beau- Quand le livre paraîtra, à l'automne 2005 , la mort aura déjà im- coup de philosophie, suit le cursus de sciences-po (<< où je m em- . posé son retour du réel, contre la fiction. C'est donc le meilleur merdais »), celui de littérature comparée à Censier (sans aller en ami, Marc, qui meurt d'overdose le 1ec janvier, puis le 1« mars, cours) . « À sciences-po, j'y vais suffisamment pour saisir la doxa. c'est Jérôme, son frère, qui se pend dans un appartement vide de Lorsque tu es passé par là, et que tu as un tout petit peu de distance la famille. « Je le découvre avec mon père, on le décroche ensemble. avec la doxa, tu vois à quel point elle circule dans chaque parole dite C'est d'une violence inouïe. » le matin à la radio. » Neuf mois plus tard, c'est sa mère qu'on retrouve morte, seule, Il parr à Londres pour faire des études d'Histoire à King's Colle- dans un bus: rupture d'anévrisme. On est le 26 janvier 2006, da- ge: « Mon éducation, c'était les humanités. Ça m'a décloisonné la tê- re anniversaire de la naissance de Jérôme. Camille de Toledo te. J'ai pris beaucoup de choses de diffirentes sciences humaines, in- n'insiste pas sur les faits, mais il révèle que chacun de ses morts fluencé par un livre que je cite dans L'Inversion de Hieronimus lui a fait signe le jour de sa disparition: sa mère déjeune avec lui Bosch : Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione, le grand avant de succomber, son frère lui donne rendez-vous, Marc l'ap- best-seller de la Renaissance. Les études de droit m'ont donné une sen- pelle au téléphone. sibilité à cette écriture d'une très grande précision, avec beaucoup Il évoque la disparition de son père qu'il a accompagné jusqu'à la d'exégèses, de commentaires. Ça reprend les formes du texte biblique. » fin survenue l'an dernier: « C'est lui mourant qui va m'apprendre Au retour de Londres, après sciences-po et un séjour à New York, à sortir de cette angoisse de la mort en me conduisant sur une voie il souhaite créer un magazine littéraire, et avec trois amis, il fonde insoupçonnée, quasiment mystique. » Don Quichotte qui sera finalement un magazine plus politique, Cela est dit dans Vies potentielles, dont la sortie sonne comme une plus généraliste. Trois formules se succéderont en trois ans (de 98 résurrection. Camille de Toledo sourit. Dehors des enfants à 2000). « On tirait à 4000 exemplaires. On ne s'est pas foit beau- crient. Son fils appelle d'en bas. « J'ai un projet de film avec mon coup d'amis. La troisième année, on foit entrer du capital; on croit fils. Je voudrais filmer la traversée des Cévennes que nous ferions en- avoir un engagement du Monde qui nous propose la vente en semble, lui à trotinette et moi sur mon skate. » On se demande s'il y kiosques en nous promettant de nous renflouer un peu plus tard, mais a plus belle idée de transmission. nous laissera couler. Je vis très mal cet échec. » Thierry Guichard
  • 6. Entamée par un essai vif et brillant, l' œuvre de Camille de Toledo déploie une hétérogénéité complexe où fiction et pensée inventent le siècle naissant. Avec son nouveau roman, la route s'infléchit et aborde des paysages plus ouvertement autobiographiques. La vie des autres ener un entretien avec Camille de M Toledo s'apparente presque à de la spéléologie: l'écrivain prend très au sérieux les questions qu'on lui pose et profite de l'espace qu'elles ouvrent pour entraîner son inter- locuteur très loin dans les différentes strates de l'écriture, de la pensée, de la vie, qu'elle soit intime ou universelle. Le langage est d'évidence pour lui une affaire sérieuse. Vitale même. La voix parfois se fait ténue quand la parole s'ap- proche un peu trop des gouffres intimes, de l'évo- cation des morts qui en peu de temps ont fait de cet écrivain en rupture, l'héritier de ceux dont il avait pensé s'affranchir. Pourtant, Camille de Tole- do se livre pleinement, comme si l'injonction de penser juste et sans affèterie imposait de passer outre la pudeur, la douleur, le doute. Si ses essais ont la fluidité s'affranchir de tous les déterminismes (sociaux, culturels, fami- du coup de sabre, ses romans, jusqu'à aujourd'hui semblaient mi- liaux) pour inventer sa propre existence, elle devra peut-être en ner la fiction qui les légitimait. Une manière de dé-raconter les passer par l'exploration de l'origine, par le devoir de raconter la histoires afin de faire entendre le pouls d'un siècle trop rapide, vie des défunts. Jusqu'à faire le deuil d'elle-même? trop peu humain. Les morts soudaines de son ami, son frère, sa mère, l'agonie de Cinéma, photographie, musique, romans, essais: la multi- son père Ont imposé un retour du matériau autobiographique plication des champs artistiques que vous pratiquez rend (certes encore brouillé, fragmenté, contourné) dans les Vies poten- difficilement percevable l'identité de l'œuvre en cours. Cet tielles qui paraît cette ann ée. Soit dix ans après l'attentat du éclatement des productions artistiques n'est-il pas une sorte World Trade Center qui désignait dans Archimondain, jolipunk la de masque qui s'ajoute aux hétéronymes? parenthèse fermée de l'Histoire, la date palindrome de la chute Je crois que l'hétéronymie a plus à vo ir avec l' idée que nous du Mur de Berlin le 9 novembre 1989. Du 9/11 au 11/9, de la sommes perdus pour le présent. Nous ne voulons pas de sa ré- fin des idéologies à la fin de l'Histoire, la stèle était prête pour en- duction. Je l'ai vécu très violemment lors de mon premier livre terrer l'avenir de toute une génération. Une stèle qu'Archimon- publié: la sottise de la visibilité. L'idiotie de la réduction. Le jeu dain , jolipunk et les romans à sa suite voulaient soulever et de massacre de l'exhibition qui dépouille ce qui est écrit du sens, fendre , allant jusq u'à dénuder l'hétéronymie de l'auteur qui de la recherche. J'ai dû faire pénitence. Pour échapper au juge- s'avançait nu dans l'épilogue du premier livre. Si l'œuvre vise à ment qui se porte sur ce qui apparaît de nouveau, d'inouï. Je me
  • 7. suis émietté. Je suis passé de l'inouï à l'inaudible, de ce que l'on d'être écrivains. Nous sommes écrivains, je crois, parce que nous croit avoir compris - la figure stéréotypée de la révolte - à ce que avons eu une certaine expérience de la lecture. Et comme le fu- l'on rejette pour incompréhensible -le désir secret d'une profon- meur cherche à retrouver le goût de sa première cigarette, nous de métamorphose. J'ai dû consciemment me mettre en mor- cherchons, humblement, à transmettre cette même eXpérience, en ceaux. Contourner cette époque, son présent, pour tisser d'autres nous montrant dignes, dans nos écrits, de ces lectures qui ont liens: des liens secrets où la parole a encore un sens. Je dis sou- changé notre manière de voir. En ce sens, je dis que la littérature vent que j'ai dû tout reconstruire. Mais c'est vrai. Tout. est un savoir. Elle porte un savoir singulier, que l'on ne retrouve Quant à la multiplicité des langages - photographie, vidéo, mu- dans aucune autre science. C 'est cette science - les gens qui par- sique - je dois avouer que tout ça est très exagéré. Plus nous lent de pur roman pourraient également s'entendre sur ce mot vieillissons - j'ai maintenant trois enfants -, plus nous sommes « science » en reconnaissant que c'est aussi une science du récit, obligés de choisir. Les images, je m'en sers comme traces, comme de la composition - c'est cette science, donc, qui a la responsabi- lieu d'expérience, et c'est vrai, parfois, comme langage principal. lité de la voix humaine. Mais c'est aussi par ce savoir de la littéra- Mais tout revient in fine à l'écriture. Tout découle d'une nécessité ture que l'on peut reconquérir, non pas le monde, mais au moins de répondre, par tous les moyens, à l'Histoire que l'on nous impo- une sensation du monde. se. Comme dans ce film des Monty Python où l'on coupe un bras « Mon territoire littéraire », je crois qu'il se dessine dans ma ré- à un chevalier qui se bat avec l'autre bras, où on lui coupe une ponse. Je suis un type particulier de re-lisant. Je sais qu'il y a des jambe et il se bat avec l'autre jambe. Nous devons tenter de ré- lecteurs-mangeurs. J'aime l'idée qu'il y ait une gourmandise à lire pondre que ce soit par les images, la poésie, la violence, l'art ou des livres, mais je ne suis pas cette espèce-là de lecteur. Il y a, chez l'amitié. J'ai traversé une longue période d'émiettement, de cloi- moi, une oscillation entre la poésie et la science. Comprendre, sonnement qui, j'espère, se termine. Désormais, je ne reconnais saisir le temps où nous vivons et - ce qui n'est pas la moindre des plus qu'une seule voie: contre-écrire pour reprendre possession du tâches - réfléchir à ce que c'est que ces deux choses, un écrivain monde. Que ce soit par l'image, la littérature, les vidéos, l'opéra ... et un livre, au XXIe siècle. À quoi est-ce qu'ils peuvent bien enco- Certains écrivains ont la chance de vivre longtemps dans le cœur re servir? C'est en ce sens que je m'inscrirais volontiers dans une et le secret de quelques lecteurs savants. D'autres ont la chance de tradition de ce que j'appelle: les écrivains du vertige. Je pense à ce trouver immédiatement leur voix et leurs complices. Quant à moi, moment extraordinaire, commenté par Borgès, où le Quichotte j'ai erré. Il aura fallu du temps et bien des malentendus pour trou- se met à lire ses propres aventures. Il y a de ça dans Vies et mort ver le lieu de l'écriture et les fraternités qui l'autorisent. d'un terroriste américain, dans tout le projet des Strates, les quatre Concernant les masques, ils ont ce sens de carnaval qui me dé- volets de ce livre commencé avec L'Inversion de Hieronymus plaît. Notre dépossession -la façon dont nous sommes exclus de Bosch. Cette école du vertige qu'est la littérature pour moi se pro- nos vies - exige de trouver une image plus grave, plus douloureu- longe désormais dans une forme que j'ai relevée, à l'issue du XXe se. Le type avec la hache plantée dans le crâne qui ouvre les Vies siècle, sous le nom des « épopées de l'absence ». Mais je crois qu'il y potentielles est plus proche de là où j'en suis. Un travestissement a une autre polarité dans mes lectures qui fait corps avec un trait qui serait une affaire de vie - créer pour tisser un lien de sens et de mon caractère. Ce que l'on pourrait nommer les écrivains de d'amitié - ou de mort. la compassion - que je distingue de la pitié, sentiment répugnant qui va du haut vers le bas, là où la compassion est à égalité de On retrouve cette variété dans votre œuvre qui se divise cœur et d'âme et suppose de prendre sa part de l'enfer, de la folie, entre essais et romans ou, avec Vies potentielles, une sorte de la violence où nous vivons. Je sens cette compassion chez Dos- d'hybridation du roman par l'essai. Comment expliquez- roïevski. Plus tard, chez Malaparte, chez Faulkner et aujourd'hui, vous cette hétérogénéité de l'œuvre? Avez-vous une image chez Cormac Mc Carthy. tre dans chaque douleur de l'homme, mentale de votre territoire littéraire? dans sa misère, dans ses espoirs, sa foi, être dans ses efforts de sur- L'opposition entre pensée et littérature est une histoire que j'ai vie. Enfin - et c'est une troisième polarité qui tend vers le rire - toujours bien mal comprise. L 'Homme sans qualités est une oeuvre mais pas ce rire ricanant, sardonique, qui caractérise notre société littéraire immense et philosophique. Bien souvent - je crois pou- médiatique. Je parle de ce rire né du désespoir, qui est un tropis- voir dire tout le temps - les philosophes qui font œuvre, de Pas- me de la littérature juive, mais aussi de bien d'autres cultures. cal à Heidegger, SOnt également les inventeurs d ' une langue. Une littérature travaillée par le vide et l'absence; ce vide que C'est en tout cas la lecture que j'ai de leurs livres: une forme par- j'écris « vidh » dans les Vies potentielles comme parfois « di-h- ticulière de poésie qui nous rend plus voyant; avec une réserve pora », en ajoutant la lettre silencieuse, présente et absente à la sans retour pour M. Heidegger, mais ça, c'est une autre histoi- fois, qui revient dans Le Hêtre et le bouleau et Vies potentielles. re .. . Je pourrais reprendre chacune de mes lectures depuis que je suis gosse et voir les liens incessants qui vont de la littérature à la Vous parlez de vide, mais le premier de vos livres, Archi- pensée. Par exemple, cette écriture du nihilisme, où se retrouvent mondain, jolipunk dans son refus d'une fin de l'Histoire Dostoïevski et Nietzsche. Ou encore, si l'on pense aux œuvres déclarée, semble construit d'abord sur une violente colère. philosophiques des Lumières qui sont également des œuvres litté- L'injonction d'écrire, chez vous, n'est-elle pas prise dans la raires, la malice et l'intelligence de Jacques le fataliste de Diderot tenaille de « écrire pour» (et c'est la compassion) et « écrire ou l'effleurement de la censure dans les Contes philosophiques de contre» (et c'est la colère)? Voltaire. Les programmes de nos écoles témoignent de cette am- Je crois que nous ne nous remettons jamais vraiment de cet âge biguïté du littéraire et de la philosophie, qui ne cessent d'aller et magique ou sacré du verbe où il suffit de dire « pluie » pour qu'il venir entre commentaire littéraire ou philosophique des textes ca- se mette à pleuvoir. Cette foi renvoie aussi bien à l'enfance qu'au noniques. Cette ambiguïté court de Montaigne jusqu'à Camus. texte sacré, qu'au théâtre, au cinéma ou au roman. Dieu dit: Et même de grands romans d 'action, d'aventure, entrent dans « Terre », et il y a la Terre. L'enfant entend: « le monstre» et il y a 1 l'histoire sous le jour de leurs sens cachés, de leurs métaphores. Je un monstre. Le dramaturge écrit: « Elle tombe et meurt de pense à Moby Dick dont tous ceux qui s'intéressent à la littérature chagrin» et les spectateurs acceptent qu'en tOmbant, le personna- connaissent l'imprégnation biblique. Nous sommes lecteurs avant ge meure de chagrin. À ma manière, j'aimerais qu'il suffise d'écri-
  • 8. re: « infomie » et « inversion » pour révéler l'infamie dans l'orga- L'Inversion de Hieronymus Bosch et Vies et mort d'un terroriste nisation des affaires humaines et renverser du même coup les va- américain sont les deux premiers volets d 'un seul et même travail leurs qui gouvernent nos sociétés. Je pense ici à la Genèse et à ces qui comprendra quatre livres. Ce travail a pour titre Strates. C'est phrases puissantes où le verbe crée la chose, où la chose éclot dans un tableau du monde à l'ère de l'imitation et de l'ersatz, un tra- le verbe. C'est cet âge sacré du verbe - son âge puissant - dont vail inachevé que je mets sous la paternité du texte de Walter nous portons le souvenir - alors qu'il n'a jamais existé - et dont Benjamin: L 'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique. nous avons la responsabilité après l'effondrement du XX' siècle. En ce sens, oui, j'ai cherché à produire - j'insiste sur ce mot de Certaines formes d'art ont pris le parti de travailler à partir de la production qui implique des moyens pour créer les décors, les dé- langue morte. Ils en prennent acte, et la mettent en scène, en truire, etc. - avec ces deux premiers livres, une vision exacte du poèmes, en romans. Je suis, je crois par mon père ou par mes ori- XXI' siècle. Là où nous en sommes. Je ne dirais pas que la fiction gines juives, un type de l'espérance. Celui qui attend le Messie y est au service de la pensée, car il me semble que la fiction est dé- tout en sachant qu'il y a assez peu de chance pour qu'il arrive du sormais à la fois la pensée et le réel. Ne parle-t-on pas d'ailleurs simple fait que j'aurais écrit: « Tiens, d'idé-o-grammes - de v-idéo-grammes? voilà le Messie ». Le cœur de mon es- « pérance, toute ma foi, je les mets A part Senges, Volodine La ficüon façonne et englobe à tel point nos vies que nous y sommes in- dans le verbe et dans sa capacité à et quelques autres, qui se tégrés comme spectateurs, spect-ac- métamorphoser l'ordre des choses. teurs, auteurs. En ce sens, le travail Pour que les aveugles aient des yeux. relient à une histoire de la des Strates cherche pleinement une for- Pour que l'ouïe soit rendue aux malen- lecture médiévale ou d'avant me romanesque qui puisse dire le XXI' tendants. Surtout pour qu'une voix siècle. Il est à la fois une fresque, une humaine s'oppose à ce règne de la le xx siècle, nous avons pris e expérience romanesque, et une mise en puissance technocratique, gestionnai- mouvement de l'architecture générale re et assassine. C'est ce désir inconso- l'habitude de lire des livres de nos vies dans un temps qui succède lable de métamorphose que les lec- "directs", sans code ». à la destruction du réel. Est-ce que j'as- teurs ont senti dans mon premier signe à ce travail une mission identique livre. Ce que vous sentez de colère contre l'Archimonde - les aux essais? Sans doute. Celle que je dois à mes expériences de lec- flux, les nomades volontaires - et contre la fausse révolte dandy tures philosophiques, poétiques ou littéraires: des livres qui nous des postures transgressives - impasse de l'art qui ne parvient pas à rendent voyants et nous aident à saisir, appréhender le temps où quitter le XX' siècle. C'est encore ce désir de métamorphose que nous sommes, sa complexité, sa démence; qui nous aident aussi à vous trouvez lorsque je m'en prends à la chape du devoir de mé- nous libérer de l'hypnose où nous sommes tenus. Mais je serais moire, notre « hantologie européenne », qui nous tient attachés aux tenté de dire qu'avec la fiction, nous faisons un pas de côté. Nous fantômes du siècle passé. Il nous revient, à nous autres, enfants de codons le texte pour qu'il entre en résonance avec le monde. Je la charnière des siècles, d'inventer les formes littéraires, artistiques pense ici au livre de Jameson qui a ce titre génial: La Totalité com- et politiques de la vie au XXI' siècle. C'est cette foi qui ne me me complot où il dit qu'après les « grands récits » - donc l'idéologie quitte jamais lorsque j'écris. Par contre, elle s'accompagne d'une marxiste qui offrait une vision totale de l'Histoire - nous ne profonde crise lorsque les livres sortent. Car je m 'attends assez sommes pas restés longtemps orphelins. Nous nous sommes jetés naïvement à voir, comme un enfant, une pluie de Bible si j'écris: sur l'idée du « complot » - et Jameson fait une étude savante de ce « Il y eut une pluie de Bible ». Je retrouve ici le problème du scéna- thème dans le cinéma. La paranoïa et le complot sont les deux riste et du producteur qui savent qu'en écrivant: « La voiture ex- termes par lesquels nous conservons une vision totale du monde, plose au fond du ravin », ils augmentent les coûts de leur film. après le marxisme. C'est ce qui apparaît dans la folie de Lancaster Vous voyez donc que cette foi - écrire en souvenir d'une puissan- Reynolds, le journaliste de L Inversion de H. Bosch, quand il de- ce biblique du verbe, pour changer l'ordre des choses - est sans vient dingue et se met à écrire: « Ils ne foisaient qu'Un. » Au fond, cesse contrariée. J'ajoute ici l'omniprésence de la langue morte: la pour ne pas céder à cette vision du complot, nous écrivons une fic- langue des médias qui tourne sur elle-même et produit partout tion qui puisse, un jour, nous aider à nous affranchir. un sentiment d'impuissance ou d'apocalypse. Je me demande d'ailleurs si ce ne serait pas une question préalable pour définir Dans L'Inversion de Hieronymus Bosch, vous multipliez les Quel type d'écrivain êtes-vous? Savoir de quel côté on se place de signes d'une modernité annoncée (le clonage de Paris en Pa- l'à p ocalypse. Ça renvoie à ce que vous suggérez: j'écris pour - ris-Texas, la people attitude, le cosmopolitisme, etc.) notam- compassion pour l'homme, ce qu'il en reste, mais aussi, écriture ment par l'entreprise de Leopold qui lance mondialement, du temps des monstres et des catastrophes, de la fêlure, de la frag- via ses sex-toys, une nouvelle sexualité planétaire, désincar- mentation - et contre les produits de la langue morte, de l'Histoi- née, dé-moralisée, consumériste et onaniste. Comment vous re répliquée, ânonnée. Mais je crois plus encore que l'injonction est venue l'idée de cette entreprise: « Designing Desire »? d'écrire vient simplement d'une nécessité de survie. Je n'accepte Je n'avais pas encore le plan des Strates. Les quatre livres, l'ar- pas que nous soyons sans cesse exclus du sens de nos vies. D 'où chéologie, etc. Mais je pensais beaucoup à cette nécessité de coder cette nécessité de contre-écrire: à rebours de la production monu- le roman, comme au XVIIIe siècle. Nous venions juste d'entrer mentale de la fatalité. dans le XXI" siècle quand je l'ai commencé et dès les premiers mois, tous les traits de caractère des temps nouveaux étaient tra- Vos deux premiers romans (L'Inversion de Hieronymus Bosch cés. Je pense ici aux attentats du Il septembre 2001 qui ouvrent et Vies et mort d'un terroriste américain) se rapprochent des le siècle et lui donnent sa forme. Le sentiment d'irréalité du réel, romans de l'anticipation sociale d'un J. G. Ballard dans leur la démesure, la démence, une forme extrême de la foi .. . On re- façon spéculative d'aborder le XXI" siècle. Ne leur avez-vons trouvait aussi dans ce moment le thème du complot, de la pas confié la même mission que vos essais? La fiction n'est-el- conspiration: Al Qaïda, la figure spectrale, inquiétante du pèlerin le pas au service d'une pensée dans ces deux livres? Oussama Ben Laden. Puis il y avait l'archaïque, le dénuement -
  • 9. les couteaux des terroristes - contre l'hypermodernité - les tours du code dans nos lectures. À part Pierre Senges, Antoine Volodine du WTC. Passés l'effroi, le tremblement, les médias se jetèrent et quelques autres contemporains, qui se relient à une histoire de sur la première thèse venue pour expliquer l'Histoire en cours. Ce la lecture médiévale ou d'avant le XXe siècle, nous avons pris l'ha- fut le cLash des civilisations: lutte à mort de l'Occident contre bitude de lire des livres « directs », sans code. Les Américains ont l'obscurantisme islamiste. Il y avait tout ce bavardage, ce mélange une expression pour ça: nous vivons dans une culture « in your fa- de propagande, de peur, de critiques qui empêchaient toute inter- ce ». Pourtant, il me semble que c'est bien cette écriture codée qui vention directe dans la fiction qui nous était imposée. C'est de là tisse le rapport - et le pacte de lecture - le plus fort, car elle a be- que naît la nécessité de coder, de déplacer. Je ne pourrais pas dire soin du lecteur, de sa complicité. terme à terme ce qui est dans le roman « à la place de ». Je crois que c'est au lecteur de faire le lien entre le roman et ses propres Ce codage n'est-il pas aussi un moyen de vous tenir à dis- référents, ses sensations. J'aime les livres - et c'est ainsi qu'on li- tance de la source de vos romans? Avec Vies potentielles, on sait les Contes philosophiques de Voltaire à l'école - qui exigent sent une fluidité plus grande (même si vous la brouillez que le lecteur, par-delà la censure, donc aujourd'hui l'abondance, formellement), comme si avec ce nouveau livre vous com- fasse le lien entre ce qu'il lit et ce qui est là, sous ses yeux. Ce qui menciez à tomber les masques. Pour le dire autrement: le sous-tend Designing Desire, l'entreprise de Leopold, c'est une vi- codage n'est-il pas un moyen pour vous d'avancer des sion du mode de vie occidental: la mécanique qui cherche à rap- choses qu'il vous est nécessaire de circonscrire (le désir, la procher le désir de sa satisfaction. Je m'appuie dans l'écriture sur folie, la paranoïa) mais qu'il vous est impossible de dénu- les modèles micro-économiques de Léon Walras, l'économiste qui der car trop intimes? a mis les pulsions humaines en équation et mathématisé le désir Le premier livre des Strates ne fonctionnait pas, car il planait au- humain (via son « taux marginal de substitution »), et qui donne, dessus du monde - comme une théorie ou une fable sans corps. dans L Inversion de H. Bosch : la maximisation du taux de jouissan- Or c'est précisément dans cette impasse - personnages-fonctions, ce. J'ai déplacé la fiction d 'un clash des civilisations et l'ai recodée histoire-machine, absence de corps et de pulsation humaine - que en une lutte entre abstinence et chasteté -l'écologie au XXI<siècle je me suis mis à creuser. C'est pourquoi dans Vies et mort d'un ter- contre le temps des catastrophes. Mais il y avait encore autre chose roriste américain, il y a trace d'une première entaille, lorsqu'on dans la construction du personnage de Leopold qui me poussait à entre dans la vie d'Alexis, le scénariste, qui est aussi un double, imaginer un Sade contemporain, un industriel. L'hypothèse est Alexis étant le prénom que mes parents m'ont donné à la naissan- d'autant plus appropriée si l'on connaît l'obsession de Sade pour ce. À ce moment-là, le vernis de fiction - l'écran du livre derrière les nombres, les combinaisons. Je crois que L Inversion ... est un lequel je me cachais en disant, « ce n'est pas moi, c'est la machine et livre qui n'a pas été compris, car nous n'avons plus cette culture la nécessité qui produisent cette histoire » - est percé. Ce fut, pour
  • 10. moi, un long combat contre et avec la pudeur qui dans ma famille appris qu'avant d'être père, je fus d'abord un fils ». Il y a, en effet, est comme un coffre de banque. Il ya le corps, mais on n'en par- une initiation par la mort des miens qui a présidé à l'écriture du lait pas. Il y a la chair et la douleur, mais on les réduit au silence à livre. Ce savoir immémorial - que l'on apprend au contact de coup de médicaments. Il y a la passion, mais on ne la montre pas. ceux qui s'apprêtent à mourir - travaille à rebours de ce monde Il yale suicide - de Camille, mon arrière-grand-père, le banquier technocratique où la mort est cachée, dissimulée. Avec la m aladie écrivain dont j'ai pris le prénom pour écrire - mais on le cache. Il de mon père, j'ai fait l'expérience de ce savoir immémorial. J'y ai y a la folie, mais elle fait peur et on l'expulse. Il y a la mort, mais été initié et je l'ai éprouvé physiquement. Il m 'e nseigne on fait mine de pouvoir l'ignorer. Il y a la vieillesse et le déclin, aujourd'hui que si nous écoutons le cycle des vies et des morts, si mais on s'en détourne. C'est la vie intime -la biographie - qui va nous parvenons à nous ré-inscrire dans le sens d'une transmis- me contraindre à percer ce coffre de pudeur dans lequel la littéra- sion, et du lien qui nous unit à toutes les particules de ce monde ture se cache. Ce sont les années où je perds tous les membres de en feu - par la compassion, mais aussi par la joie, l'espoir et un ma famille biologique - mon frère, d'abord, qui se suicide, ma grand acquiescement, le rire puissant du sage qui sait que tout ce mère qui le suit très brutalement et meurt, l'année suivante, puis la qui advient doit être, y compris la douleur - alors c'est toute maladie de mon père et finalement, cetre dernière année où je ten- l'illusion de la liberté qui tombe; illusion du choix, de l'affran- te de l'accompagner, d'être à ses côtés, où il me conduit vers la foi, chissement, de l'arrachement. Impasse de la volonté, etc. J'ai la présence. Au cours de ces années, les forces me manquent pour d'abord été un enfant de la rupture. J'ai adopté des manières, une écrire. Trois personnes de ma famille disparaissent et trois enfants sexualité, un style de rupture. Je me rêvais orphelin, fils du cani- naissent, dont j'apprends chaque jour à être plus « le père ». À par- veau, alors que j'étais un petit garçon bien protégé. Je marchais tir de là, le contournement de la vie - par la·fiction - devient inte- dans le sens de l'orphelinat. Et puis, tout le monde est mort au- nable et je me soumets à ce que je pourrais appeler « l'impératif de tour de moi. Il a fallu me relier aux voix, aux paroles, aux traces, à la voix ». Accepter la voix humaine qui parle en nous - voix para- la mémoire de mon frère, de ma mère, de mon père. C'est ce ges- doxale d'un animal qui sait qu'il va mourir. Accepter de descendre te - de relecture et de reliure - un mot du livre: la reliure - qui en humanité, en compassion avec nos espérances et nos douleurs, est au cœur des Vies plJtentielles. J'ai enfin compris pourquoi je et reconnaître mes propres états de démence, d'angoisse. Travailler m'étais d 'abord trompé en prenant le prénom de mon arrière- enfin avec ce matériau brut de honte et de culpabilité dont nous grand-père, Camille, et le nom de jeune fille de ma grand-mère, sommes tissés. Je dois _ dire que c'est également à cette époque, de Toledo, pour m'inventer écrivain. Ce que je croyais au départ pour lutter contre mes angoisses et certaines douleurs que je me un geste contre - rompre avec le nom donné, mon nom de nais- mets à pratiquer l'hypnose ericksonienne: pratiques et exercices sance, la famille, etc. - était en fait une manière de me réinscrire qui m'aident, chaque jour, à retrouver une force, par-delà ou en dans une chaîne de transmission. Entre les vivants et les morts. deçà de la peur. En cela, Vies plJtentielles est un livre charnière de ma vie. Après lui, plus rien ne sera comme avant. . Comment est né ce livre? Pourquoi tisse-t-il des « vies po- tentielles » à leur exégèse? Vies potentielles est-il le livre de l'acceptation? Une manière Ce sont les deux « âges» du livre, ses deux stations. Il y a d'abord d'endosser l'héritage des disparus et d'accepter de parler pour le vieux rêve de l'écriture. Écrire le livre-miroir du monde. J'ai eux? donc commencé par collectionner des Vies de femmes et Voyez la dédicace du livre: « Pour vous, mes enfants, ce livre où j'ai d'hommes du XXIc siècle. Petites fables, mythes, histoires, bouts Lambeaux d'Osiris ies protentielles est un livre constitué phique empêché jusque-là par la fiction. 1958: rr Il ny a pas de raison que l'humanité V de morceaux épars. D'une part les vies relatées en de courts chapitres . Ces vies potentielles perpétuent le fil narra- rr En commençant ce livre, je m'étais promis de collectionner des gens fêlés pour créer, à l'image des portraits d'ancêtres dans les soit exemptée de ce qu'elle inflige aux choses. L 'homme, en fissurant l'atome, se brise également. Il /'ignore, mais il le sent. )) tif tissé dans Vies et mort d'un terroriste vieux manoirs, la première galerie de notre La prière que l'on entend est une plainte, la américain où plusieurs possibilités étaient orphelinat : une généalogie sans racines. )) vision d'un monde à l'ère du nucléaire, d'un offertes à la fiction, un peu dans le registre Sauf que peu à peu, les portraits qui s'im- monde atomisé. Ces Vies petentielles, tels de ce que fait un Régis Jauffret. Écrire ces posent sont ceux d'une généalogie réelle, les lambeaux d'Osiris, le dieu de la fertilité vies potentielles est une manière aussi de rappelée dans l'espace du livre par la figure et de la résurrection, forment le lien entre ne pas faire le deuil des vies qu'on aurait du père que l'auteur accompagne jusqu'à la les morts et ceux qui viendront après nous. pu avoir pour peu qu'on eût la maîtrise de mort. La fiction autant que l'exégèse dres- Ils désignent, ces récits, le rôle primordial notre origine et de notre destin. Pourtant, saient en réalité le tombeau familial. Une de la littérature qui maintient le passage Vie protentielles est aussi un livre de deuil. troisième voie strie le livre qui, aujourd'hui entre la mort et la vie . Lien fragile et ténu Chaque vie est en effet prolongée d'une très particulièrement, fait entendre un écho qui fonde peut-être l'essence de l'humani- exégèse qui rattache le récit, sa naissance, saisissant. C'est une prière qui vient, à in- té. Tant qu'il y aura des hommes. à Abraham le narrateur, double transparent tervalle régulier, déchirer la litanie des vies de l'auteur. Ainsi, du texte fictif à son com- et que précède une citation placée en VIES P0TENTIELLES Seuil, ({ La librairie du XXI ' mentaire se noue le matériau autobiogra- exergue, signée de Arun Behtji et datée de siècle », 313 pages, 19 €
  • 11. Cette image de l'héritier qui porte les voix dispa- rues a quelque chose de christique. Votre écriture, avec ces Vies potentielles ne se dirige-t-elle pas vers une forme de mysticisme? Je crois que la question qui naît de la perte prématurée de ma famille rejoint celle de tous les survivants: « Pour- quoi ai-je échappé à la mort? » Par quel commandement? Que dois-je accomplir, qui justifie que je vive encore? Cette question, nous pouvons l'évacuer, ne pas y ré- pondre et dire: « ça n est pas mon histoire ». Ou bien, en suivant une pensée rationnelle classique, nous en éloigner et penser que les choses sont séparées: « Chacun sa vie ». Mais il y a une autre réponse, celle qui vous conduit pré- cisément à une vision mystique et animale de l'existence humaine. Cela revient à accepter d'être inclus et relié aux morts et aux vivants, de n'être qu'un trait d'union, un cycle, entre deux cycles de vie et de mort, un filtre de langue, d'oubli, de joie, de transmission. C'est vers cette réponse-là que j'ai été porté par mon père et sa foi dans les derniers mois de sa vie: je suis né de cette famille qui est morte, j'ai hérité de son histoire, de ses voix, de ses mémoires. Et c'est alors que j'ai pu entendre le sens de chaque douleur, de chaque perte. Il n'y a rien de « chris- tique» dans cette expérience, car il n'y a pas de sacrifice. Ce que je pressentais enfant est revenu: une vision ma- gique du réel, une intensité de foi, un état suspendu de la vie, entre démence et consolation, une présence quoti- dienne des morts. Mais si j'ai basculé du côté du mystère, c'est aussi, dans une forme de mystique du livre et de la lettre. Depuis des décennies, nous cherchons à sauver le livre en le poussant du côté de la performance, de la scène, du live, en exhi- bant partout des écrivains vivants, pour les transformer en personnages publics. Cela s'oppose, pour moi , à ce qu'est un livre: un lieu hors de la présence, hors du mon- de, où un sens codé vous relie à une pensée, une nécessi- té, une histoire. Exhiber le livre, c'est vouloir mettre l'in- et fragments où se révèle l'état hypothétique de notre vie sur terre. visible du côté du visible et c'est, à mes yeux, une profonde 1C'est aussi ce que je nomme « ramifiction »en parlant d'un lapsus erreur. Le rapport du lecteur au livre est un rapport de type mys- de lecteur que j'ai eu en classant des lettres de mon père. Ramific- tique. Il est là, sans médiation - sans scène - en contact avec le tion infinie de nos têtes où un jeune homme vit dans le film qu'il texte. Nous devons oeuvrer à sauver ce rapport silencieux et se- croit écrit pour lui, où une femme vit dans une image de l'amour cret, car c'est là, à mes yeux, que se construit - ou reconstruit - qui ne lui appartient pas, où un père imaginaire récolte des pho- tout le sens que nous pouvons espérer. 1 tos d'enfants volés, où une Anglaise, Isabella Dawthorne, dresse la Propos recueillis par Thierry Guichard liste de toutes les choses qu'elle aurait aimé être. Cette galerie Photos: Olivier Roller d'orphelins, de fous, de mythomanes, cette collection de gens bri- sés, fêlés, aurait pu s'étendre à l'infini. Mais il y a ce retour au tex- te, au manuscrit, après la mort de mon père où j'ai senti qu'il manquait à ces Vies l'aurre moitié du monde: celle où nous cher- BIBLlOGBAPHm chons à recoller nos vies en morceaux, contre cet horizon nucléai- re de l'Homme où tour se fissure et se fragmente, l'esprit, le • Vies petentielles, roman, Seuil, (( La Librairie du XXI" siècle ll, 2011 corps, le livre, la matière - la « fission du noyau de l'être ». Je me • Le Hêtre et le bouleau, essai sur la tristesse européenne, essai, suis donc mis à contre-écrire, à rebours de ces Vies, contre cette fis- Seuil, (( La Librairie du XXI" siècle, 2009 sure, pour survivre à la mort des miens. Ce fut le temps de « l'exé- • Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature monde, essai, gète » qui se nomme Abraham dans le livre et qui est mon double. PUF, (( Travaux pratiques ll, 2008 Il commente ces histoires et les prolonge en se mêlant aux person- • Vies et mort d'un terroriste américain, roman, Verticales, 2007 nages, à leurs fictions, aux histoires racontées. La circulation entre • L'Inversion de Hieronimus Bosch, roman, Verticales, 2005 ces deux âges du texte est le moteur dramatique des Vies p@ten- • Archimondain, jolipunk - Confessions d'un jeune homme à contretemps, tielles. Une circulation entre des Vies que l'on croit inventées et essai, Cal mann-Lévy, 2002; Le Livre de poche, 2005 une vie à laquelle on s'attache, une vie de lecteur, la vie de l'exégè- te, qui cherche à se relier à son père, malade, à sa mère, à son frère Sous le nom de Oscar Philipsen et marche à rebours de notre orphelinat. • Rêves, livre-cd avec Keren Ann, La Martinière, 2004