Complémentaire santé: note des économistes atterrés
1. Complémentaires santé obligatoires : vive l’inégalité !
Philippe Abecassis, Philippe Batifoulier, Nathalie Coutinet, Jean-Paul Domin
Alors que les négociations sur la réforme du code du travail bloquent sur le rôle
grandissant des entreprises dans la détermination de droits sociaux, dans le domaine de
l’assurance complémentaire en santé cette question est déjà réglée depuis 2013 et en
application depuis le 1er
janvier 2016. En effet, la loi du 14 juin 2013, qui fait suite à l’accord
national interprofessionnel (ANI) signé le 11 janvier 2013 entre le MEDEF, la CFDT, la
CFTC et la CGC, privilégiait la mise en œuvre d'une complémentaire santé au niveau de la
branche professionnelle. Cependant, le conseil constitutionnel a invalidé les clauses de
désignation qui permettent aux branches de négocier pour toutes les entreprises du secteur à
tarif identique. C’est donc au niveau de l’entreprise que se généralise la couverture
complémentaire santé dans un contexte de retrait massif de la Sécurité sociale pour les soins
courants. Si l’ANI a été présenté par les pouvoirs publics comme un moyen de lutter contre la
dérive inégalitaire du système de santé français en permettant à tous d’avoir une assurance
santé complémentaire, il ne fait, en réalité, qu’accentuer les inégalités déjà existantes.
Les personnes non couvertes par une assurance santé complémentaire sont principalement
des chômeurs, des étudiants, des retraités et des précaires (CDD courts ainsi que les « petits »
temps partiel), soient tous ceux qui ne sont pas visés par la loi ! Une simulation réalisée en
2015 à partir de l’enquête Santé protection sociale de l’IRDES, montre que grâce à la
généralisation de l’assurance complémentaire santé d’entreprise la proportion de personnes
non couvertes, passerait de 5 % à 4 % si l’ANI s’applique exclusivement aux salariés du
secteur privé ; de 5 % à 3,7 % s’il est étendu à tous les chômeurs de moins d’un an (à
condition qu’ils acceptent la portabilité) et de 5 % à 2,7 % si l’accord bénéficie aux ayants
droit des salariés et des chômeurs.
2. Cette simulation met aussi en évidence la permanence d’inégalités de couverture. En effet,
l’ANI n’améliore la couverture santé que des actifs et de leurs ayants droit âgés de 18 à 60 ans
(l’amélioration est plus sensible pour les 18 à 30 ans et diminue avec l’âge). Il resterait une
part de population non couverte de 6,8 % pour les personnes âgées de plus de 80 ans quelle
que soit l’hypothèse retenue. Au final, la réforme ne supprimera pas les inégalités et les plus
de 70 ans, les inactifs et les plus précaires dont beaucoup d’étudiants resteront sans couverture
complémentaire. Les populations qui auraient le plus besoin d’améliorer leur couverture en
santé (inactifs, personnes de plus de 70 ans et personnes se déclarant en mauvaise santé) sont
ceux qui bénéficient le moins de cette amélioration. Par ailleurs, on peut craindre un effet
boomerang cruel pour ces populations mal couvertes : alors que les salariés qui étaient
couverts par un contrat individuel vont migrer vers les complémentaires d’entreprise, les
exclus de l’ANI qui souscrivent des contrats individuels vont payer plus cher leur assurance
santé pour équilibrer les comptes des organismes offrant des complémentaires. Les retraités,
chômeurs, étudiants sont les grands perdants de cette généralisation à l’entreprise. Les
retraités en particulier qui vont voir leur pension s’effondrer du fait des différentes réformes
des retraites vont devoir s’acquitter de prime d’assurance santé très élevée (du fait de leur
âge). Jamais le départ à la retraite n’aura été aussi violent.
D’un point de vue qualitatif, la couverture santé risque de se détériorer alors que les
contrats collectifs d’entreprise étaient jusqu’alors plus efficaces que les contrats individuels.
En effet la loi prévoit la prise en charge d’un socle de garanties minimales incluant le ticket
modérateur, le forfait journalier hospitalier, les soins dentaires à hauteur de 125 % des tarifs
de la Sécurité sociale et le remboursement de 100 à 200 euros pour l’optique (selon les
corrections simples ou complexes). Selon le magazine Que Choisir, ces prises en charge sont
même parfois inférieures à celles proposées par la CMU-C ! Compte tenu de cette faible prise
en charge imposée par la loi, il y a danger de voir la complémentaire santé d’entreprise servir
de produit d’appel pour vendre d’autres prestations qui étaient jusqu’à présent comptées dans
les anciens contrats d’entreprise (dépassement d’honoraires, hébergement hospitalier, auditif,
optique, dentaire etc.). Il est encore trop tôt pour analyser qualitativement le marché, mais les
contrats proposés après la mise en place de l’ANI restent de qualité standard. Plus
précisément, les premiers résultats laissent apparaître que les PME et les très grandes
entreprises offrent à leurs salariés des contrats au rapport prestations-prix plus intéressants
que ceux offerts par les TPE ou les professionnels libéraux. En revanche, toutes les entreprises
peuvent dorénavant instrumentaliser la complémentaire santé pour baisser la rémunération des
salariés. Il peut être tentant d’échanger un peu plus de complémentaire santé (part variable)
contre un peu moins de salaire (part fixe), surtout quand si la position de l’employeur est
renforcée par la loi travail.
On s’oriente donc vers un système à trois étages : assurance maladie obligatoire, assurance
complémentaire d’entreprise et assurance sur-complémentaire pour couvrir ce qui était jusque
là du ressort de la complémentaire. Ainsi pour une consultation médicale à 23 euros, la
Sécurité sociale rembourse 70 %, l’assurance complémentaire d’entreprise prendra en charge
le ticket modérateur soit 30 %, et la sur-complémentaire les éventuels dépassements
d’honoraire. Selon une enquête du 24 mai 2016 réalisée par le cabinet d’audit Deloitte à
l’issue du 1er
trimestre 2016 et depuis la généralisation de la complémentaire santé à
l’ensemble des salariés, 22 % des français ont changé de contrat et 16 % ont souscrit à une
couverture supplémentaire individuelle. Plus intéressant encore, de plus en plus de français
considèrent qu’il est nécessaire de souscrire à une sur-complémentaire et 26 % des personnes
interrogées se déclarent prêtes à payer une cotisation mensuelle moyenne de 41€.
L’institutionnalisation d’un système à trois payeurs est en marche.
3. Cette généralisation par l’entreprise va coûter aussi plus cher à l’assuré qui va devoir
supporter le prix de la concurrence. Le marché de l’assurance santé est en effet très compétitif
et les opérateurs (mutuelles, institutions de prévoyance et sociétés d’assurance) cherchent à
attirer les clients avec des dépenses de marketing et de publicité. Celles-ci s’élèvent à 190
millions d’euros en 2013 (0,5 % des cotisations) et participent à l’augmentation des frais de
gestion qui sont déjà très élevés et beaucoup plus que ceux de la Sécurité sociale. De plus, ces
contrats d’entreprise sont aidés fiscalement. Les 4 milliards d’aides publiques pour le nouveau
dispositif qui viennent s’ajouter aux 2.2 milliards qui existaient déjà pour les anciens contrats
d’entreprise correspondent à peu près au déficit de l’assurance maladie (7,4 milliards d’euros
en 2015). La privatisation de la santé est fortement coûteuse pour les finances publiques.
Le choix d’étendre la couverture maladie en assurant la promotion de l’assurance
complémentaire plutôt qu’en étoffant la Sécurité sociale est un choix inégalitaire. L’assurance
complémentaire n’est pas l’assurance obligatoire : elle privilégie les biens portants aux
malades et couvre davantage ceux qui ont le moins besoin de soins de santé. Passer par
l’entreprise renforce cette mécanique inégalitaire en organisant la segmentation entre les
salariés et les non-salariés. Elle fragilise la solidarité en traçant une trajectoire où l’assurance
santé d’entreprise devient la protection santé ordinaire pour les soins courants. Elle participe
au vaste mouvement qui subordonne le bien être (dont la santé est un ingrédient majeur) aux
seules stratégies des entreprises. La couverture santé est dorénavant un instrument de la
concurrence et un marqueur de la position de chacun sur le marché du travail. Cette évolution
est coûteuse en budget public car en matière de santé les dépenses privées sont plus élevées
que les dépenses publiques qu’elles remplacent.
Il ne faut pas voir la dépense de santé comme une charge, mais plutôt comme un
investissement pour le futur. Il est grand temps de limiter la croissance des complémentaires
santé et de favoriser une prise en charge à 100 % de la Sécurité sociale. Celle-ci permettra de
limiter les inégalités sociales de santé, améliorera la prévention, évitera certaines
hospitalisations et se traduira à terme par des économies.